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Sabrina Amrani, une galeriste hors-pair implantée en Espagne

Sabrina amraniSabrina amrani
DR
Écrit par Pablo Barrios
Publié le 26 juin 2020, mis à jour le 26 juin 2020

Entretien avec l’ancienne présidente de l’association des galeries d’art à Madrid, en charge de la galerie éponyme, la Sabrina Amrani gallery, à Malasaña et Carabanchel.


Quelles sont les fonctions et le rôle d’une galerie d’art ? Quelle est votre manière de travailler avec les artistes ?

Être galeriste signifie promouvoir des artistes. Les galeristes avec leurs artistes, nous sommes, d’une certaine manière, les créateurs de la culture contemporaine. Les galeries sont des entreprises privées mais en réalité, la vente représente 10% peut-être de tout le travail que réalise une galerie. Une galerie promeut les artistes, elle aide à la production d'œuvres et d'expositions, donne les moyens et les possibilités pour cela, et surtout une galerie offre un réseau à ses artistes, et leur donne accès à des expositions et collections à l’international. En dehors de ces aspects d’entreprise, les galeries d’art jouent un rôle essentiel dans la ville où elles sont implantées puisque les galeries sont une des seules industries culturelles gratuites. Il est possible de consommer de l’art dans une galerie : visiter une exposition sans avoir à acheter une œuvre. Mais j’aime aussi rappeler qu’une galerie, avec ses artistes, a besoin de vendre des œuvres pour que l’écosystème continue et perdure. 


Pouvez-vous nous parler de certains artistes de votre galerie et de leurs préoccupations, ainsi que les vôtres ? 

Notre galerie à Madrid a une place peut-être un peu spéciale. Nous avons ouvert en 2011 et c’est une galerie qui s’intéresse Global South : Sud Global. C’est un concept qui est né dans les années soixante issu d´études postcoloniales, et qui ne représente pas une géographie, mais plutôt une catégorisation socio-politique et économique d’une partie du monde. Ma galerie représente des artistes liés à ce concept, par les thèmes qu’ils abordent (identité, immigration, économie, politiques…) mais aussi par leurs histoires personnelles. Tous mes artistes sont assez semblables à ce que je suis moi aussi, une Algérienne et Française déplacée en Espagne... Des artistes qui ne s’inscrivent pas dans le registre Occidental. J’ai vraiment un intérêt pour les thèmes socio-politiques, la géopolitique, l’économie, des thèmes qui touchent à notre société actuelle. C’est vrai que mes artistes, en général, partagent aussi ces réflexions sur comment on définit la culture d’un pays, comment on définit une identité. Quels sont les enjeux politiques et économiques ? Nous donnons la voix à des artistes qui sont sous-représentés en Espagne et en Europe. En Septembre nous inaugurerons deux expositions : l’une de Gabriela Bettini sur le thème de l’homme et de l’environnement, l’autre de Jorge Tacla qui nous parle de destruction, de conflit et de la condition humaine.

 

sabrina amrani


 

La crise du Covid-19 est-elle une opportunité pour permettre au marché de l’art contemporain d’être plus durable et plus équitable ?

Je pense que les crises nous permettent et nous obligent à repenser les choses. L’art requiert d’une certaine interaction physique avec les œuvres et son écosystème est basé sur les relations humaines et le fait de ne pas pouvoir visiter des expositions, de ne pas pouvoir se « relationner », nous a obligé, en tout cas, à accélérer le passage au virtuel et trouver des substituts. Le secteur a fait preuve d’innovation et j’espère que l’Art a découvert un nouveau public online, qui peut devenir un public de nos espaces de galeries. En tant que galeriste, j’ai la conviction que l’art est essentiel dans nos vies, nécessaire, vital… Et je souhaite que tout le monde ait la possibilité d’être en contact avec lui.  


Pendant la période de confinement vous avez participé à la première grève virtuelle du secteur culturel. 

L’écosystème de l’art est un tissu fragile en général. L’Espagne est un pays avec un patrimoine culturel riche et la culture représente 4% de son PIB, mais la place de l’art contemporain est moindre. Il faut tenir en compte que  le marché espagnol représente un pourcentage infime du marché européen, 2%, donc les galeries d’art s’appuie sur le marché international. Or, dans ce contexte de crise, elles ne dépendent plus que d’un marché national, trop peu stimulé dans la passé, il s’agit de tout un secteur en risque. La grève du secteur culturel constituait à publier un écran noir sur nos réseaux sociaux, un silence de 24 heures dont l’objectif a été sensibiliser la société à la valeur de l’art pour les individus, et la dimension du secteur. Imaginez-vous un confinement sans  films, ni livres, ni plateformes culturelles ? L’art et la culture ont un potentiel d’ouvrir nos esprits, ils nous permettent d’imaginer, de questionner, de penser, d’innover et finalement, c’est ce qui permet aux individus de développer un sens et une pensée critique. 

sabrina amrani

 
Depuis le début de la crise du Covid-19, vous avez développé de nombreuses initiatives digitales et vos activités n’ont pas cessé d’augmenter sur les réseaux sociaux. Quelles sont les initiatives et les instruments digitaux qui vont perdurer sur le moyen et long-terme, à votre avis ? 

Nous avons développé un programme de galerie en ligne (Online Viewing Room) dès le début du confinement. Il s’est traduit par de nouvelles expositions de nos artistes, des conférences avec des collectionneurs, artistes et commissaires, et surtout elles étaient accessibles à bout de doigts à tous public. Ces initiatives online nous permettent d’amplifier nos voix et d’accéder à un public plus large. Je pense que les conférences en ligne resteront, elles représentent aussi une archive importante pour l’art contemporain. 
Notre galerie a recours aux  « Online Viewing Room » depuis 2019, comme un complément à nos présentations dans des foires comme ARCOmadrid ou Taipei Dangdai. C’est une extension de nos  activités traditionnelles de galeriste et de nos espaces. Mais avec  les foires et voyages paralysés, une galerie de notre dimension participe à 6 - 10 salons par an, et je pense que de nombreux professionnels remettent en question la nécessité et le rythme de ces salons. Le temps nous le dira. 


Notre identité est construite par rapport aux autres. Quels sont les paramètres qui définissent l’art non-occidental ? Quel est sa relation avec l’Occident ?

Le marché de l’art, tel que nous le connaissons, a toujours été Occidental. Les parts de marché sont distribuées majoritairement entre les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne et la France. L’art contemporain non-occidental a toujours été défini dans un contexte occidental, et aussi à travers le prisme de l’Occident. Il suffit de voir les collections de musée occidentaux et la place qu’ils accordent à l’art non-occidental, comment cet art classifié et de quelle manière il est transmis au public. Or ces dernières années, l’entrée d’agents et de collectionneurs non-occidentaux dans ses institutions ouvrent la possibilité de voire apparaître de nouvelles narratives, mais aussi des artistes dont la pratique ne s’est pas définit en relation avec l’Occident. Je questionne souvent ma propre perception et lecture des artistes avec lesquels je travaille, car je suis moi-même enclavée entre deux cultures dont l’histoire n’est pas totalement résolue. 

sabrina amrani


Pensez-vous que l’art a le pouvoir de changer la société ?

Oui. L’art a eté dans de nombreux cas un outil de propagande, avec un regard plus optimiste je dirais que l’art est un merveilleux ambassadeur et un ‘soft-power’. Les instituts culturels, français ou espagnols, ont pour mission le rayonnement de leur culture respective.  Ce n’est pas anodin. Selon moi, l’art ouvre une conversation, c’est un moteur de débat, un outil de pensée, et si l’art est vraiment soutenu et vertébré par des politiques culturelles, je pense qu’il peut changer les sociétés. 


Indépendamment de la segmentation du marché de l’art contemporain et du phénomène de la globalisation, croyez-vous qu’il existe un seul marché de l’art contemporain ou plusieurs marchés internationaux de l’art contemporain ? 

Je pense qu’il existe un marché international qui réunit une communauté d’artistes, de collectionneurs, et de professionnels. Mais je crois bien plus à un marché de l’art composé de beaucoup de marchés locaux. L’audience espagnole aura naturellement plus de sensibilité  à l’art contemporain locale, avec lequel il partage un langage culturel, historique et artistique. Donc s’il y a bien un marché international, peut-être au sens économique, la réalité reste très locale. Maintenant c’est vrai qu’il y a des marchés qui ont beaucoup grandi, par exemple le marché chinois, qui a eu un boom, il y a déjà 15 ans. Les collectionneurs chinois, depuis à peu près trois ans, sont en train de commencer à regarder et à s’intéresser pour de vrai aux artistes non-chinois. 

Comment voyez-vous la structure institutionnelle, économique, politique et artistique des régions qui composent le Global South en tant que marché ? 

Il y a beaucoup d’inégalités entre les différentes régions du Global South, et il n’est pas possible de le définir d’une seule manière. L’écosystème du continent africain se développe de manière différente au continent de l’Amérique latine. Les développements dans chaque région, dans chaque pays, sont très inégaux, à la différence du monde de l’art en Occident, beaucoup plus homogène beaucoup plus classique : galeries, musées, collectionneurs, commissaires et artistes... Le Global South inclut des marchés qui se construisent et qui se sont construits de manière différente, avec des moyens différents. 

 

sabrina amrani


En tant que présidente de l’association des galeries d’art de Madrid, vous avez réalisé beaucoup d’efforts pour que des critiques d’art, journalistes et des commissaires d’art viennent à Madrid pour la rentrée de septembre 2019. Pourquoi les artistes espagnols ne sont-ils pas représentés sur le plan international comme ils le devraient en raison de leur qualité artistique ? 

Il est important de préciser que je ne suis plus la présidente depuis décembre 2019, mais, oui, c’est vrai, un des enjeux de « Apertura », c’est en effet, d’attirer des commissaires internationaux, des collections internationales qu’elles soient privées ou institutionnelles, à rencontrer la scène de l’art madrilène. Je pense, personnellement, qu’un des grands maux, peut-être, dont l’art espagnol souffre, c’est le manque d’appui et de soutien à la recherche et à la production. Il y a une production artistique extrêmement vitale et importante dans ce pays, mais pas suffisamment de matériels d’investigations qui puissent s’exporter pour que les professionnels de toute part puissent connaître l’art contemporain espagnol. Il est critique d’inviter des professionnels de l’extérieur pour qu’ils découvrent notre scène artistique. L’expérience du Gallery Weekend Apertura a donné des résultats positifs : les commissaires qui sont invités incorporent, au bout de deux ou trois ans, les artistes et les commissaires qu’ils ont découvert pendant leur voyage à Madrid. Madrid offre des merveilles comme le Musée Reina Sofia, le Prado ou le CA2M, mais il faut encore, absolument, soutenir l’investigation, la recherche et la production de matériel et de pensée au tour de l’art contemporain espagnol. 


Pouvez-vous décrire la scène artistique de l’art contemporain à Madrid ? 

Très riche, très dynamique. Je pense que ce qui m’a le plus surpris, en effet, quand je suis arrivée à Madrid, il y a un peu plus de dix ans, c’est une scène artistique extrêmement. C’est incroyable la quantité de personnes qui s’intéressent à l’art. S’intéresser à l’art, ce n’est pas forcément être collectionneur mais ce pays a une communauté artistique et culturelle importantes à mes yeux. Et c’est notamment grâce au travail des galeries d’arts et commissaires que l’art espagnol trouve son public à l’étranger.  Les galeries d’art font un effort surhumain pour exporter leur scène artistique, et elles ont besoin de cette reconnaissance , elles ont un rôle essentiel dans cet écosystème. 


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