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"Alla Turca… Alla Franga" ou le casse-tête de l’heure ottomane

Si elle nous est désormais commune, la mesure du temps ne l’a pas toujours été. Pour les voyageurs occidentaux, comprendre l’heure ottomane a longtemps été un exercice difficile... Entre histoire et passion, les montres et les horloges ont occupé une place toute particulière dans l'Empire ottoman.

Montre ottomaneMontre ottomane
Écrit par Gisèle Durero-Köseoglu
Publié le 2 avril 2024, mis à jour le 12 avril 2024

Les mystères de l’heure ottomane pour les étrangers

Dans ses œuvres se passant en Turquie, Claude Farrère ne manque jamais de préciser l’équivalence entre l’heure "à la turque" et celle "à la franque" : "Six heures à la turque - midi cinquante…. dix heures à la turque - deux heures avant le coucher du soleil"… C’est que le système du calcul de l’heure chez les Ottomans représentait un tel mystère pour les étrangers qu’ils se plaignaient d’une part que les gens n’étaient "jamais à l’heure" - du moins dans leur conception du temps - et d’autre part, qu’ils étaient toujours eux-mêmes soit en avance soit en retard. Pourquoi tous ces quiproquos ?

 

Réclame ottomane de 1893
Réclame ottomane de 1893

 

Parce que la première heure ottomane était celle du coucher du soleil ! La journée se divisait en deux parties de douze heures chacune, la nuit et le jour. Mais comme la durée de la nuit et du jour change quotidiennement et de plus en fonction du lieu, l’heure était réajustée en conséquence, atteignant des extrêmes en hiver et en été, selon la longueur des nuits. D’où l’insoluble casse-tête des voyageurs européens à Istanbul, se livrant à d’interminables calculs, faux la plupart du temps ! De Blowitz, dans Une course à Constantinople, note humoristiquement en 1884 : "Un de mes amis vint me voir pour me dire que Saïd-Pacha me donnait rendez-vous à Nichantache à six heures turques. Quelle heure cela fait-il ? Mon ami se mit à calculer : Cela fait onze heures et demie… Comme Saïd-Pacha m’avait donné l’heure turque, il m’était bien permis de me tromper dans mon calcul d’une heure, et d’aller chez lui à dix heures et demie…"

 

Montre-bijou de l'époque d'Abdülhamid II
Montre-bijou de l'époque d'Abdülhamid II

 

Une deuxième difficulté tenait au fait que pour beaucoup d’Ottomans, la journée était ponctuée par les heures des cinq prières et ils se donnaient rendez-vous en les prenant pour référence, par exemple, "une heure après la prière du milieu de l’après-midi".

La diversité des calendriers

 

Calendrier ottoman
Calendrier ottoman

 

En ce qui concerne le calendrier, les anciens Turcs employaient un calendrier fondé sur une année solaire de 365 jours découpée en "Douze animaux". Mais après leur conversion à l’Islam, ils adoptèrent le calendrier hégirien, qui prend comme point de départ l’Hégire, date à laquelle le prophète Mohammed émigra de La Mecque à Médine ; il est fondé sur l’année lunaire de 354 jours et débute le 1er muharram 622 (16 juillet 622). Comme de nombreux pays avaient adopté en 1582 le calendrier grégorien de 365 jours, pour développer leurs relations commerciales avec les Européens, les Ottomans utilisèrent dans les affaires officielles à partir de 1840, en plus du calendrier musulman, le calendrier Rumi, fondé sur le Julien mais aux années référencées sur l’Hégire. Avec le temps, pour faciliter les échanges, ils publièrent même des calendriers multilingues, avec des caractères ottomans, bulgares, arméniens, grecs, hébreux et latins.

 

Calendrier Rumi multilingue de 1891
Calendrier Rumi multilingue de 1891

 

Plus tard, en 1917, en enlevant les treize derniers jours de février, ils s’alignèrent sur le calendrier grégorien qu’Atatürk fit instaurer en 1925 et adopter définitivement au 1er janvier 1926.

 

Calendrier de 1925
Calendrier de 1925

 

Almanach Zellitch de 1914
Almanach Zellitch de 1914

 

La passion des horloges

Frédéric Hitzel, dans "De la clepsydre à l’horloge. L’art de mesurer le temps dans l’Empire ottoman" (Les Ottomans et le temps, éd. Georgeon François et Hitzel Frédéric, Leyde-Boston, Brill, The Ottoman Empire and its Heritage, 49, 2012) attire l’attention sur la passion des Ottomans pour les horloges et les montres, "dès la seconde moitié du XVe siècle". Elle "était encouragée par les ambassadeurs occidentaux, qui outre les draps précieux qui faisaient alors la réputation de l’Europe, prirent alors l’habitude d’offrir ces objets aux sultans et à leur entourage." Il cite de nombreux exemples de cadeaux somptueux, par exemple une horloge offerte au sultan Murad III par la reine anglaise Elizabeth en 1583, affichant des scènes de la vie anglaise, surmontée d’un château et d’un moulin et pourvue d’un mécanisme animant les images.

 

Pendule anglaise à Topkapi
Pendule anglaise à Topkapı

 

De nombreux dignitaires possédaient des collections. Frédéric Hitzel rapporte aussi le cas de l’eunuque Beşir Ağa qui, à sa mort, en 1746, laissa "une collection de plus de huit-cents montres, dont les plus belles étaient incrustées de pierres précieuses. "Notons que ces montres et horloges étaient plus prisées comme objets technologiques et artistiques que pour leur usage. Mais l’engouement pour ces objets fut tel qu’il entraîna, au XVIe siècle, la création de la fonction d’"Horloger en chef" du palais et ensuite, l’arrivée à Istanbul de nombreux horlogers étrangers, comme Isaac Rousseau, le père du célèbre Jean-Jacques…

 

Plaque commémorative d'Isaac Rousseau à Galata
Plaque commémorative d'Isaac Rousseau à Galata

 

Cependant, au XIXe siècle, se développa aussi une production locale. Le plus célèbre fabricant ottoman d’horloges fut Mevlevi Ahmet Eflaki Dede qui commença par élaborer des horloges Squelette (laissant voir le mécanisme) car ces dernières apparaissaient aux Mevlevis, à cause de leur engrenage et de leurs rouages, comme la métaphore de leur cérémonie de danse giratoire du "Sema".

 

Horloges
Horloge d'Ahmed Eflaki Dede / Horloge Squelette de Ahmed Eflaki Dede

 

Après avoir fait un apprentissage en France à la fabrique de Paul Garnier, Ahmet Eflaki Dede se mit à fabriquer une dizaine de pièces de plus en plus artistiques, dont l’une fut envoyée à l’Exposition Internationale de Londres en 1851, et qui se trouvent aujourd’hui dans les collections des palais de Topkapı et de Dolmabahçe. Celle de Dolmabahçe, regroupée dans le "Musée des Horloges" (actuellement fermé), comporte des pièces des XVIIIe et XIXe siècles, fabriquées dans des matériaux précieux comme l’argent, le plaqué-or ou l’écaille de tortue ; certaines sont pourvues de carillons ou d’automates. Regroupées en fonction de leur origine, essentiellement la France, l’Angleterre ou l’Empire ottoman, elles sont continuellement entretenues par un spécialiste qui les maintient en état de marche.

Notons aussi qu’au XIXe siècle, la montre à gousset fit fureur en Turquie et les classes aisées portaient souvent des montres à double cadran, "à la turque" et "à la franque", en guise de bijou.

 

Montres ottomanes

Montres ottomanes

 

Cet engouement se poursuivit après l’avènement de la République. Tous les amateurs d’antiquités et de ventes aux enchères connaissent la montre Serkisof, fabriquée en URSS pour les Chemins de Fer turcs, qui l’offraient à tous leurs employés lors de leur départ à la retraite, et qui est ornée d’une locomotive en relief. En 2020, l’une des montres du sultan Abdülhamid, portant son monogramme, a été vendue aux enchères pour l’équivalent de cent-cinquante mille dollars… En définitive, le vieil adage : "Chacun voit midi à sa porte" (ou "à son horloge"), n’a cessé de s’avérer…

 

Montre avec le monogramme d'Abdülhamid II
Montre avec le monogramme d'Abdülhamid II / La montre Serkisof

 

 

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