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Lien culturel, adaptation locale, concurrence… être libraire francophone à l’étranger

Ils sont le lien essentiel entre la France et l’étranger, le relai naturel de la culture et la langue française dans le monde. Ils sont libraires francophones et, chaque jour, ils font face à des défis multiculturels, de géographie et de concurrence. Portrait d’un métier passionnant, “un travail de tous les instants, parfois un combat”.

etre libraire à l'étrangeretre libraire à l'étranger
Écrit par Capucine Canonne
Publié le 24 mars 2024, mis à jour le 27 mars 2024

 

 

Olivier Jeandel est libraire en Asie du Sud-Est, Elodie Salanove tient une librairie à Vienne, Jennifer Fulton est, quant à elle, basée à Washington. Ils font partie d’un réseau d’environ 200 librairies francophones à travers le monde, et d’une centaine de professionnels francophones membres de l’association Internationale de libraires francophones (AILF). Ils ont accepté de partager avec lepetitjournal.com leur quotidien, leur histoire, leurs défis mais aussi leurs doutes et leurs espoirs. 

 

Etre libraire francophone à l’étranger, un projet qui naît d’une passion 

Leurs aventures libraires débutent avec une opportunité, une rencontre, mais surtout  beaucoup de détermination. Elodie Salanove vient de Toulouse et vit depuis 20 ans en Autriche. Médiathécaire de formation, elle nous raconte qu’ouvrir la librairie Buchhandlung List à Vienne a été une histoire d’opportunités de rencontres et de chance. “J’étais là au bon moment. J’ai rencontré un couple de libraires qui souhaitaient créer un second point de vente dans un quartier proche du Lycée Français”.

Jennifer Fulton est américaine et passionnée par la langue française héritée de son père. Lorsque son fils naît, Jennifer lui apprend le français à travers des livres qu’elle a du mal à trouver localement. “J’ai commencé à importer des livres, les vendre dans les écoles et j’ai finalement ouvert un magasin éphémère, puis permanent. En 2019, j’ai créé Bonjour Books DC en tant que librairie de détail permanente à Kensington, MD., près des écoles françaises’ . Olivier Jeandel a créé deux libraires francophones, à Phnom Penh en 2004 et à Bangkok en 2007, une fierté pour l’ancien bibliothécaire de vivre de sa passion et de pouvoir diffuser la culture française au Cambodge et en Thaïlande. 

 

Carnets d'Asie, la librairie de quartier des francophones de Thaïlande

 

Carnets d'Asie

 

 

L’art de s’ajuster au pays d’accueil et aux tendances de lecture

Olivier Jeandel, Elodie Salanove et Jennifer Fulton ne sont pas tout à fait des libraires comme les autres. Ils ont dû adapter leur métier et leur librairie à une culture, des tendances et des modes de vie parfois très différents de la France. A Vienne par exemple, Elodie observe que les Autrichiens apprécient les œuvres en langue originale. Son établissement propose des œuvres en 4 langues différentes, l’allemand, anglais, italien, français. Au quotidien, la libraire jongle aussi avec les habitudes de lecture : “Les lecteurs autrichiens et allemands aiment se faire conseiller et guider dans le choix de leurs lectures, c’est un service qu’ils attendent d’une librairie. Ce n’est pas forcément le cas des clients français qui préfèrent qu’on les laisse flâner.”

Elle reçoit beaucoup de familles de l’école française proche de sa librairie, avec un rayon jeunesse “conséquent, actuel et bien achalandé.  En Asie, Olivier Jeandel observe “un bon tiers d’une clientèle asiatique et plutôt jeune, des étudiants et apprenants de français” Un autre tiers se caractérise par des clients français ou francophones, résidents dans le pays ou touristes. Quant au dernier tiers, “Il se compose de familles ou de parents qui achètent des livres pour leurs enfants. Ils sont demandeurs de conseils.”. Même observation à Washington où Jennifer Fulton accueille beaucoup de familles qui élèvent des enfants bilingues. 

 

Toute la beauté de notre métier de libraire à l'étranger est d'arriver à s'ajuster à la diversité de nos publics

 

Concernant les genres de lecture, les essais sur l’actualité française sont assez recherchés  : “nos clients à Vienne en sont avides” confie Elodie. “Les essais d’actualités politique et économique sont surtout prisés par les hommes” observe, de son côté, Olivier Jeandel. Les romans -surtout en poche- sont aussi très recherchés “par la clientèle plutôt féminine” en Asie du Sud-Est et “restent le plus gros des achats en magasin” à Vienne. A Washington , Jennifer Fulton note “de l’intérêt pour les auteurs africains et non-européens”. Olivier Jeandel relève l’émergence de genres auparavant peu légitimes comme la “new romance”, la littérature sur le développement personnel, l’ésotérisme ou le manga.

A l’inverse, en Asie du Sud-Est, “les ventes de livres d’art ou de photos se sont effondrées”. Autre constatation observée, les jeunes générations délaissent la lecture, au profit des écrans. Des goûts qui se distinguent, des tendances qui évoluent, une consommation qui diffère… “Toute la beauté de notre métier de libraire à l'étranger est d'arriver à s'ajuster à la diversité de nos publics en proposant un assortiment réfléchi et sélectionné mais dans des horizons très variés, de la pépite dénichée au détour d'une étagère au livre de poche à la mode” résume très justement Elodie. 

 

lecture d'enfants expatriés

 

Nous essayons bien sûr de présenter des délais raisonnables. Cela fait 10 ans que nous ne cessons d’améliorer nos performances.

 

Où et comment se procurer des livres en français en expatriation ?

 

Etre libraire francophone à l’étranger, des défis quotidiens parfois méconnus

Olivier Jeandel, Elodie Salanove et Jennifer Fulton sont unanimes : leur plus grand défi est de faire face à la concurrence en ligne, plus rapide et moins coûteuse pour les lecteurs : “Amazon est excessivement rapide, nous ne pouvons pas vraiment lutter mais nous essayons bien sûr de présenter des délais raisonnables à nos clients qui font la démarche de commander par notre intermédiaire. Cela fait 10 ans que nous ne cessons d’améliorer nos performances. Le rythme hebdomadaire des commandes est un point central de notre réflexion” explique la libraire à Vienne. “La majorité de nos librairies subissent la concurrence déloyale de plateformes telles que Amazon et Lireka qui expédient des livres depuis la France en cassant les prix pour draguer leur cible d’expatriés” confirme Olivier Jeandel. 

Et le sentiment d’impuissance n’est pas seulement lié aux délais ou aux coûts, mais aussi à la réglementation locale, comme le souligne Jennifer Fulton : “certaines maisons d'édition ne nous accordent pas des droits d'achat : Presque tous les personnages favoris des enfants - Disney, Pokémon - nous sont interdits aux Etats-Unis. C'est un handicap mortel. La vente du numérique et l'audio nous sont également interdits. Que proposer à nos clients qui ne lisent que sur écran comme ceux qui ont des problèmes de vue, ceux qui vivent loin ou les jeunes générations ? C’est désespérant.” Olivier de Carnets d’Asie en est convaincu, le modèle de la librairie francophone est en danger. 

 

Jennifer Fulton
Jennifer Fulton devant sa librairie à Wahsington 

 

“Nous sommes des lieux identitaires pour des expatriés qui retrouvent un coin de France et se rappellent que la production éditoriale de leur pays est variée et riche, un motif de fierté”

 

La librairie à l’étranger, un lieu rassurant de transmission et de contact 

Pourtant, il est indéniable que les librairies jouent un rôle majeur dans la vie francophone d’une ville à l’étranger. “Nous avons l’avantage d’être un lieu physique, accessible à tous. Il suffit d’ouvrir la porte !” insiste Elodie Salanove, ajoutant qu’elle discute chaque jour avec des clients, auteurs, traducteurs, institutions, écoles, lecteurs assidus ou curieux de passage. “Nous sommes un relais entre les lecteurs et les idées, un rôle qui me tient vraiment à cœur.” 

A Washington, Jennifer Fulton est fière de proposer un lieu ouvert 6 jours sur 7 rassurant pour les francophones qui arrivent dans le pays : “Notre équipe est un mélange de francophones natifs et d’américains”. “Nos librairies sont des lieux de socialisation, d’échange. On s’y exprime, ce qui n’est pas toujours le cas dans une bibliothèque, un café, ou un restaurant” rappelle Olivier Jeandel. “Nous sommes des lieux identitaires pour des expatriés qui retrouvent un coin de France et se rappellent que la production éditoriale de leur pays est variée et riche, un motif de fierté”. Mais la librairie francophone est aussi une vitrine au sens propre et figuré de la culture française, “une culture démocratique qui dispose d’un grand choix de livres d’opinion” , renchérit le libraire en Asie. 

 

Le jeu en vaut la chandelle, c’est un travail de tous les instants

 

librairie à Vienne
La librairie à Vienne 

 

Que conseiller à un libraire qui se lance à l’étranger ? 

“Réaliser un business plan pour s’assurer entre autres que son lieu de résidence comprend assez de résidents francophones (au moins 10.000), et que la librairie pourra bénéficier de commandes institutionnelles (Lycée français de la ville, l’Institut français etc.)” évoque le libraire en Asie. Même conseil du côté de Vienne avec une vigilance sur la concurrence : “il faut bien étudier son projet financier et les librairies déjà existantes avant de prendre une décision. Bien connaître le pays, le pouvoir d’achat local et les besoins rencontrés”. Elodie Salanove ajoute que s’appuyer sur des institutions francophones comme le Centre National du Livre en France ou l’AILF est très conseillé. Si les démarrages peuvent parfois être un peu lents aux dires des libraires francophones, Elodie Salanove rappelle avec conviction que “le jeu en vaut la chandelle, c’est un travail de tous les instants, parfois un combat, mais c’est aussi un métier très gratifiant pour les passionnés.” A bon entendeur lecteur… 


 

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