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NOS MERES, NOS PERES - Le film allemand qui choque la Pologne

Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 24 juin 2013, mis à jour le 24 juin 2013

Un film récemment diffusé par la télévision publique allemande ZDF sur le sort d'un groupe de jeunes Berlinois enrôlés dans la Wehrmacht entre 1941 et 1945 provoque des réactions outrées en Pologne. Ces jeunes soldats semblent bien sympathiques à côté des Polonais de l'AK, l'armée clandestine dirigée depuis Londres par le gouvernement polonais en exil, qui sont ici d'affreux antisémites et vont jusqu'à laisser volontairement un groupe de Juifs enfermés dans les wagons qui les emmenaient vers les camps de la mort allemands. Pire encore aux yeux des Polonais, le magazine allemand Bild, en parlant de ce film, a avancé la thèse selon laquelle les membres de l'AK étaient des nationalistes polonais antisémites et que l'antisémitisme très répandu en Europe de l'Est a facilité l'extermination des Juifs européens par les nazis.

Vu de Pologne, il s'agit ni plus ni moins d'une forme de révisionnisme : une tentative de faire partager la responsabilité de la Shoah aux peuples d'Europe centrale et orientale  tout en limitant aux seuls nazis la responsabilité de la nation allemande dans les crimes commis pendant la Deuxième guerre mondiale.
On ignore généralement en France l'étendue des destructions opérées par l'Allemagne nazie et aussi par l'Union soviétique en territoire polonais. En six ans de guerre, les territoires de la Pologne d'avant-guerre ont perdu 6 millions d'habitants, dont 2,9 millions de Juifs. Environ 644 000 citoyens polonais ont été tués dans le cadre d'opérations militaires. Le reste, soit environ 5 384 000 personnes, ont été victimes d'exécutions et de massacres. Une précision s'impose cependant : sur les environ trois millions de Polonais non juifs tués pendant la guerre, près de la moitié l'ont été par les Soviétiques. Ainsi, entre 1939 et 1941, dans la partie de la Pologne occupée par l'URSS de Staline, 1,5 million de Polonais ont été envoyés dans les camps de concentration soviétiques et la moitié d'entre eux y ont trouvé la mort.{1}

Quant à l'antisémitisme polonais d'avant-guerre, c'était une réalité, mais cet antisémitisme n'avait absolument rien de commun avec les projets d'extermination d'une partie de la population fomentés par le national-socialisme sur la base de critères raciaux. Il était aussi caractéristique d'un pays menacé dans son existence, par l'Allemagne nationale-socialiste et la Russie soviétique et sur le territoire duquel vivaient des minorités nombreuses et parfois soupçonnées de ne pas faire allégeance à la Pologne qui venait de récupérer son indépendance : Juifs, mais aussi Ukrainiens, Biélorusses...

Des actes de barbaries commis par des Polonais ont cependant bien eu lieu : le 10 juillet 1941, en présence de la gendarmerie allemande, une quarantaine au moins d'habitants polonais de la petite ville de Jedwabne ont brûlé vifs plusieurs centaines de leurs concitoyens juifs. L'antisémitisme polonais s'était beaucoup aggravé sur les territoires occupés par les Soviétiques en 1939-41 car les Juifs étaient souvent accusés de collaboration avec l'occupant. Les Allemands avaient pour instructions d'exploiter les sentiments antisémites de la population lorsqu'ils ont chassé l'Armée Rouge en 1941 et tous les massacres recensés de Juifs par des Polonais ont eu lieu à l'instigation et en présence des Allemands sur les territoires repris aux Soviétiques.

Mais il n'y a pas eu, comme en France, de responsabilité de l'État et de ses institutions (notamment l'AK) dans le génocide des Juifs. Au contraire, la résistance polonaise avait créé un conseil d'aide au Juifs et en aurait sauvé une centaine de milliers. Les Polonais comptent aussi en leur sein le plus grand nombre de "Justes parmi les nations". Cette distinction honore les personnes qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre quand bien même ils encouraient la peine de mort. Ce sont aussi les Polonais qui ont alerté les Alliés de l'extermination en cours des Juifs dans les camps de concentration allemands. Jan Karski, ce courrier du gouvernement polonais en exil infiltré en 1942 dans le ghetto de Varsovie puis dans un camp de concentration allemand, a rencontré en personne, en 1943, le ministre des Affaires étrangères britannique Anthony Eden et le président américain Franklin Delano Roosevelt pour les alerter de la situation. Le Premier ministre du gouvernement polonais en exil, le général W?adys?aw Sikorski, a officiellement adressé aux gouvernements britannique et américain une demande d'aide aux Juifs polonais. Une demande restée sans effet : les Alliés avaient mieux à faire que de bombarder les lignes de chemin de fer qui constituaient un maillon essentiel de la logistique de la "Solution finale à la question juive" des nazis.

Aussi, lorsqu'en avril 2012 Barack Obama, en remettant à titre posthume la Médaille de la Liberté à Jan Karski, a parlé des "camps de la mort polonais", cela a pour beaucoup de Polonais gâché la fête, même si le porte-parole du président américain a par la suite précisé que par "polonais" Obama désignait la situation géographique de ces camps et qu'il était évident pour tous qu'il s'agissait de camps allemands. Malheureusement, cette appellation de "camps polonais" surgit régulièrement dans les médias anglo-saxons et aussi allemands ! Les ambassades polonaises envoient à chaque fois des notes de protestation, les rédactions rectifient, s'excusent parfois, puis recommencent pour certaines d'entre elles.

L'ambassadeur de Pologne aux États-Unis a officiellement demandé à la firme américaine Music Box Films de renoncer à son projet de distribution du film Nos mères, nos pères aux USA.
Le président de la télévision publique polonaise écrivait à son homologue allemand fin mars pour critiquer la vision mensongère de l'AK présentée par le film allemand. Il a néanmoins décidé de faire émettre ce film par TVP pour que les téléspectateurs polonais puissent se faire leur propre opinion sans s'en remettre aux seuls journalistes. Le film Nos mères, nos pères est passé à la télévision polonaise en trois parties, les 17, 18 et 19 juin.

La troisième partie a été suivie d'une discussion en présence d'un historien allemand, d'un historien polonais et du professeur Shevah (ou Szewach en polonais) Weiss, Juif polonais rescapé de la Shoah, ancien président de la Knesset israélienne, ancien président de l'institut Yad Vashem et ancien ambassadeur d'Israël en Pologne.

M. Weiss a beaucoup insisté sur le fait que l'antisémitisme polonais du XXe siècle était sans commune mesure avec l'idéologie génocidaire nazie. Il a accusé les auteurs du film de chercher à diluer les responsabilités allemandes en portant de surcroît des accusations à l'encontre d'un pays qui, contrairement à d'autres, n'a jamais collaboré aux déportations de Juifs. À ceux qui, à l'étranger, prétendent que les Allemands ont choisi d'ériger les camps de la mort en territoire polonais justement à cause de l'antisémitisme des habitants, Shevah Weiss rappelle que les motivations étaient purement logistiques : "il y avait ici avant la guerre tant de Juifs qu'il était plus pratique pour les Allemands d'installer en Pologne leurs usines de mort".

Au moins ce film a-t-il un mérite : il donne aux Polonais, qui se plaignent souvent de l'ignorance des nouvelles générations d'Allemands sur l'étendue des crimes commis à l'encontre des non-Juifs en territoire polonais, l'occasion de faire connaître leur version de l'histoire jusqu'en Allemagne puisque le débat organisé par TVP devait être retransmis par la télévision ZDF. Ce qui montre que, fort heureusement, les temps ont bien changé ! Quant au débat entre Polonais et Juifs, Shevah Weiss demande aux Allemands de ne pas s'en mêler.

Olivier Bault (www.lepetitjournal.com/varsovie) - mardi 25 juin 2013


{1} Chiffres tirés de la version en polonais du livre God's Playground (Bo?e Igrzysko) de l'historien britannique Norman Davies

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Publié le 24 juin 2013, mis à jour le 24 juin 2013