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Bernard Soulier, aux fondements de l'amitié franco-espagnole

bernard soulierbernard soulier
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Écrit par Vincent GARNIER
Publié le 5 avril 2021, mis à jour le 6 avril 2021

Il est arrivé à Madrid au début des années 70 et constitue avec un carré d'irréductibles Gaulois, la mémoire vive de la présence française en Espagne. À une époque où la relation bilatérale était inexistante ou presque, et tandis que le pays, encore franquiste, vivait grandement replié sur lui-même, Bernard Soulier, Doctorat en Sciences économiques tout juste en poche, avait déjà les idées claires : il était indispensable que l'Espagne intègre la communauté européenne, pour l'équilibre et le développement à la fois du pays et du continent. Si la majorité était alors bien loin de partager son point de vue, l'Histoire lui a donné raison.

 

C'était d'ailleurs dès 1969 le sujet de sa thèse, qu'il ne se sera pas contenté de soutenir devant jury, mais qu'il aura, tout au long de sa vie professionnelle, mis en pratique, avec en point de mire le rôle que la France avait en la matière à jouer. Un discours visionnaire dont le plus grand mérite est donc de s'être traduit sur le terrain : à l'Ambassade de France d'abord, puis à la présidence même du gouvernement espagnol -au commissariat au Plan- avant de retrouver sa place au sein de l'appareil diplomatique français, d'y diriger la DATAR ou participer notamment au fondement de Diálogo, mais aussi -on le sait moins- à la Maison de la France (l'ancêtre d'Atout France), où il fut en charge de la promotion du Tourisme français pour la péninsule Ibérique, pendant plus de dix ans avant d’être nommé à Londres au même poste et revenir rapidement à ses amours ibérique.

Depuis sa maison perchée sur les hauteurs de San Sebastian de los Reyes, au nord de la capitale espagnole, Bernard Soulier revient sur un parcours passé entre "sol y sombra", des stratagèmes à l'action, dans l'ombre et sous les feux de la rampe : 50 ans au service de la relation franco-espagnole. Au cours de l'été 2019 un cancer du pancréas l'a temporairement éloigné de Madrid. Il y revient un an après, avec un engagement renouvelé (notamment au sein de la Société des membres de la Légion d'honneur, dans les différents conseils d'administration dont il est membre, ou encore à la Présidence du Club de los 100 puros : son amour des cigares persiste même si c'est un plaisir qu'il a partiellement dû abandonner) mais aussi une certaine perspective sur le parcours accompli, et la nécessité de transmettre. Tandis que la relation bilatérale est aujourd'hui, et depuis plusieurs lustres déjà, "au beau fixe" comme aiment à le rappeler régulièrement nos dirigeants, il n'est pas inutile de rappeler que tout n'a pas toujours été ainsi et que c'est la foi et l'engagement de quelques décideurs convaincus -qu'il aura parfois fallu convaincre- qui a permis de faire bouger les lignes.  

 

Le premier VSNA d'Espagne


"J'avais un sentiment naturel d'amitié pour l'Espagne", évoque Bernard Soulier. Son récit de sa rencontre avec l'Ambassadeur de France en poste à Madrid, le baron Robert Barbara de Labelotterie de Boisséson, qu'il se débrouille de convaincre pendant l'été 69 pour qu'il l'envoie en poste au sud des Pyrénées, en tant que premier VSNA dans le pays, illustre non seulement le désir d'aventure du jeune Toulousain qu'il était alors, mais encore sa capacité de persuasion, et aussi sa fascination pour les grands hommes et les grandes destinées. Des grands hommes et des grandes destinées, il en croisera au moins deux, au Commissariat au Plan espagnol où l'Ambassadeur l'envoie alors : Laureano López Rodó et José Ramón Álvarez-Rendueles. Tandis que le second fut notamment gouverneur de la Banque d'Espagne dans les années 80, le premier, proche collaborateur de Carrero Blanco dont il sera le ministre des Affaires étrangères, fut aussi un des artificiers de la modernisation de l'Espagne. Pour Bernard Soulier, l'expérience est en tous cas fondatrice : elle lui permet non seulement de faire signer le premier accord de coopération entre la France et l'Espagne depuis la fin de la Guerre civile -portant sans surprise sur la planification et paraphé côté français par un certain Bernard Attali, un autre grand homme, une autre grande destinée- elle lui donne surtout un accès unique à tout un réseau de dirigeants qui au sein de l'ingénierie franquiste œuvrent en faveur de l'ouverture du pays, à contre-courant de la doctrine du parti. Ce réseau, et cette connaissance unique des dessous de l'appareil d'Etat espagnol -agissant à l'ombre du gouvernement- il saura quelques années plus tard s'en servir à bon escient, quand la (re)construction de la relation bilatérale sera à l'ordre du jour.

 

Les Français étaient complètement ignorants de la société espagnole et de ses habitudes


Car rien ne va plus entre la France et l'Espagne à la fin de la décennie. Alors que dès 1976 l'Espagne officialise sa volonté d'adhérer à la CEE, son voisin du Nord accueille la demande avec, c'est le moins que l'on puisse dire, une certaine tiédeur. Non seulement le Président français, Valérie Giscard d'Estaing, verbalise ses réticences quant à l'entrée de l'Espagne dans le marché commun, mais ce sont aussi les agriculteurs qui bloquent le passage des camions espagnols à la frontière, ou pire, en renversent le contenu. Là-dessus, les conflits concernant les zones de pêche échauffent encore un peu plus les esprits : "Les Français étaient complètement ignorants de la société espagnole et de ses habitudes", estime Soulier, "et ne réalisaient pas que les ressources halieutiques étaient essentielles à l'économie du pays". Dans ce contexte, l'appui de la France à l'organisation terroriste basque est, vu d'Espagne, particulièrement insupportable. Jamais le qualificatif de "gabacho" n'a été au sud des Pyrénées tant à la mode, quand on n'utilise pas celui de "tirafresas" pour se référer aux ressortissants hexagonaux. Tous les conflits entre la France et l'Espagne ressurgissent comme chauffés au fer rouge et il suffit d'avoir vécu les gentilles railleries glissées à l'égard des Français tous les 2 mai, date anniversaire de la défaite napoléonienne dans le pays, pour imaginer à quel point la situation a pu à la fin des années 70, s'avérer parfois difficile pour nos compatriotes expatriés en Espagne. Non, la relation franco-espagnole n'a pas toujours été "au beau fixe" : c'est à l'aulne des tensions qui ont pu exister entre les deux nations que l'on mesure aujourd'hui l'importance d'œuvrer pour leur bonne entente, ainsi que le chemin parcouru en désormais près de 40 ans.

 

Business France avant l'heure


De 1974 à 1982, Bernard Soulier est quant à lui à l'Ambassade de France chargé de la mise en place des bureaux de la DATAR, l'ancêtre de Business France. C'est un certain Jerôme Monod qui a eu cette idée un tant soit peu loufoque, avant la mort de Franco, de développer le marché espagnol. Un visionnaire, un autre. Un grand homme aussi, entre autres Secrétaire Général du RPR à partir de 1976, PDG de la Lyonnaise des eaux de 1980 à 1997. Comme quelques années auparavant Robert Barbara de Labelotterie de Boisséson dans sa propriété de vacances, c'est dans un vol entre Madrid et Barcelone qu'il est quant à lui tombé sous le charme de Soulier. La connaissance des réseaux politiques et décisionnaires espagnols l'ont convaincu de l'idonéité du Toulousain pour piloter le projet. Leurs chemins se recroiseront d'ailleurs à plusieurs reprises, mais déjà pour le jeune Soulier, dont les missions dans le pays se sont terminées, le personnage ouvre de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives, et surtout de bonnes raisons pour rester à Madrid. "Informer et chercher en Espagne des investisseurs potentiels dès 1974, c'était de la folie", sourit-il aujourd'hui. S'il ouvre les antennes de Madrid, Barcelone et Bilbao, "il aura fallu au moins 10 ans pour que cela commence à décoller", estime-t-il. Le contexte étant celui que l'on sait, pas si facile de vendre l'attrait de la France aux Espagnols, d'autant que de l'autre côté de la frontière, on oppose toute sorte de résistance à l'installation de ceux qui sont jugés comme des concurrents étrangers sur le territoire national. 


Pendant ce temps, dans la Péninsule, Bernard Soulier assiste à "toute une série de changements très rapides, qui se font en douceur". Pour lui, la Transition constitue "l'un des plus grands succès politique mondial". Mais l'Espagne a besoin de l'Europe pour consolider la démocratie naissante. Une bonne partie de l'élite ibère a bien conscience que pour se faire, elle a aussi besoin d'assainir sa relation avec la France. Ils ne sont pourtant pas nombreux à bien connaître les deux pays et à les aimer suffisamment, pour pouvoir faire changer l'état des choses. Bernard Soulier a conservé toutes les amitiés qu'il s'est forgé lors de ses jeunes années au gouvernement espagnol, il a arpenté le pays de haut en bas et en connaît les plus grands noms de l'industrie nationale. Son poste diplomatique l'a connecté aux régions françaises, à une multitude de secteurs aux intérêts contradictoires, qui font jouer des lobbys qui pèsent plus ou moins lourd dans la balance. Il va bientôt jouer un rôle crucial dans le rapprochement entre la France et l'Espagne. En attendant, il vit "avec angoisse" la nuit du 23F, depuis ses bureaux de la calle Alcala. Deux mois plus tard Mitterrand est élu, le 21 mai 1981. Il faut attendre le 1er décembre de l'année suivante pour qu'un autre socialiste, Felipe Gonzalez, accède au pouvoir au sud des Pyrénées.  

 

Désamorcer les tensions


C'est au début du septennat de Mitterrand, au plus fort de la crise entre la France et l'Espagne, et alors que le ministre de l'Intérieur français, Gaston Defferre, n'a pas hésité à comparer l'ETA à la Résistance française, provoquant l'indignation que l'on imagine à Madrid, que les choses vont pourtant changer, grâce notamment à la complicité que le chef du gouvernement espagnol va trouver chez son vis-à-vis de l'Elysée. La position de la France concernant son voisin du sud évolue, notamment sur la question européenne, et c'est donc "un ambassadeur politique" qui est en 1983 nommé à Madrid : Pierre Guidoni, député de l'Aude proche de Pierre Mauroy et de Felipe Gonzalez. Une courroie de transmission qui analyse très rapidement que l'image de la France dans le pays est déplorable. Il faut agir vite et fort. "«On a tout contre nous» m'a dit Guidoni", se souvient Bernard Soulier. Ce dernier est nommé Conseiller pour les affaires régionales auprès de l'Ambassadeur, par trois ministres d'Etat, pas moins : Gaston Defferre pour l'Intérieur, Pierre Beregovoy pour l’Économie et les Finances et Roland Dumas pour les Affaires étrangères. Bigre. L'affaire doit être de taille. Elle l'est : il s'agit d'être sur tous les sujets épineux et de désamorcer les tensions. 

 

Création de l'association Diálogo


Dans la foulée, Bernard Soulier est chargé par l'Ambassade de créer une structure pour accompagner le travail réalisé à l'échelle diplomatique. On souhaite qu'il s'agisse d'une association de droit espagnol, dirigée par des Espagnols, et qu'elle soit en charge de mener à bien des campagnes de relations publiques entre la France et l'Espagne -la première aura pour slogan "Les Pyrénées ont disparu". Il va au passage falloir trouver des fonds, pour financer tout ça. "«Vous vous en chargez, n'est-ce pas ?», m'a enjoint l'Ambassadeur... Et je m'en suis chargé !" C'est ainsi qu'est née l'association d'amitié franco-espagnole Diálogo, en 1983. L'association sera présidée par José Luis Leal : ex professeur d'économie à Nanterre où il s'était exilé pendant les années franquistes, ex ministre de l'Économie sous Suarez, il est proche de la Couronne, francophone et francophile. "J'ai ensuite réunit tous les industriels français présents dans le pays", se rappelle encore le fondateur de l'association, qui aura dès ses origines pu s'assoir sur le solide socle entrepreneurial qui la caractérise aujourd'hui encore. Emblème de l'action de Diálogo pour le rapprochement franco-espagnol, José Luis Leal restera à la tête de l'association pendant tout juste 30 ans, passant le relais en juin 2013. Un an auparavant, sur un coup de gueule, celui qui en était à l'origine avait déjà quitté l'association. La relation entre les deux pays est quant à elle depuis longtemps consolidée et les défis s'inscrivent désormais dans le cadre européen. "L'axe franco-espagnol est indispensable et nécessaire à la construction européenne", juge pour sa part Bernard Soulier, "et l'Europe un combat qui en vaut la peine".