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HISTOIRE - Origine des partis haïtiens (suite)

Écrit par Lepetitjournal Haiti
Publié le 3 septembre 2016, mis à jour le 7 mars 2024

 

Maxime Raybaud (1816-1885) fut un diplomate français qui était très influent tant en Haïti qu'en République dominicaine. Il écrivit plusieurs articles de journaux parus  dans la « Revue des Deux Mondes » de Paris, l'un des journaux les plus importants de son époque, sous le pseudonyme  de Gustave D'Alaux et publia plusieurs livres, parmi lesquels ?L'Empereur Soulouque et son empire?. Certains historiens dominicains l'accusent faussement d'avoir été un agent au service d'Haïti.

 

Sonthonax, irrité de la trahison des quelques hommes de couleur qui étaient passés du côté de l'ennemi, alla trop loin dans la première explosion de sa colère, et sembla s'en prendre aux anciens libres en général. Les principaux chefs mulâtres, Villate, Bauvais, Monbrun, Rigaud, qui ne s'étaient pas montrés moins irrités et moins sévères que lui contre les traîtres dont il s'agit, furent naturellement froissés par ces accusations collectives. Sonthonax, à son tour, crut voir dans leur mécontentement, beaucoup trop vivement exprimé aussi, le symptôme de défections nouvelles, et, pour neutraliser les anciens libres, il finit par les dénoncer ouvertement comme les ennemis de la république et des noirs en même temps qu'il affectait de donner toute sa confiance à ceux-ci. On comprend quels effrayants échos, dut trouver, dans les masses africaines une imputation dont Bon Dieu,  Sonthonax lui-même se faisait le garant.

 

Léger-Félicité Sonthonax, proclamma la liberté générale des esclaves dans la colonie de Saint-Domingue (Haiti)

De plus en plus aigris et découragés par ces défiances, quelques-uns des chefs mulâtres en viennent presque à les justifier. Monbrun et Bauvais, par la mollesse de leurs opérations, paraissent de connivence avec les Anglais ; Villate, de son côté, provoque une émeute contre le gouverneur Laveaux et le fait arrêter pour se mettre à sa place. Toussaint, accouru avec dix mille noirs, délivre Laveaux, qui le proclame le « Messie de la race noire » et le fait son lieutenant. Peu après, Toussaint est promu au grade de général de division, ce qui plaçait tous les généraux de couleur sous les ordres d'un ex-colonel des bandes de Jean-François. L'un d'eux, André Rigaud, qui n'avait pas cessé de donner d'éclatantes preuves de dévouement à la république, s'indigna de ce passe-droit, et, tout en restant fidèle à la métropole, qui ne lui rendit que trop tard sa confiance, il refusa de soumettre le sud, où il commandait, à l'autorité de Toussaint. Ce n'était là qu'une question d'ancienneté ; mais celui-ci, entretenu dans ses défiances par les agents français, par les Anglais et surtout par les planteurs, qui avaient déjà adopté le Caussidière noir, n'y vit qu'une susceptibilité de caste, le dédain du mulâtre pour le noir. L'extermination de ce qu'on nommait déjà à son tour l'aristocratie de la peau devient dès-lors son idée fixe et publiquement avouée. Après de sanglantes péripéties, durant lesquelles le gros des hommes de couleur achève de se grouper autour de Rigaud, celui-ci, qui avait commis la faute de s'arrêter à administrer, au lieu d'aller mettre à profit le mouvement qui se manifestait en sa faveur dans l'ouest, est expulsé par son compétiteur noir, qui fait massacrer des milliers de mulâtres.

 

Tel fut le premier acte de cette guerre de couleur qui dure encore en Haïti. Est-ce bien la classe métisse qui en a pris l'initiative, comme on le répète avec tant d'affectation ? Le malentendu d'où cette guerre est sortie fut au moins égal des deux parts, et c'est le chef noir, constatons-le bien, qui s'arma seul ici des haines de caste jetées entre les anciens et les nouveaux libres pour les diviser. Ce n'est pas tout : en dépit de la farouche obstination de Toussaint à prendre la peau pour cocarde, les noirs du sud et d'une partie de l'ouest qui, depuis le commencement de la révolution, avaient accepté la direction des hommes de couleur et s'en étaient bien trouvés, restèrent du côté de Rigaud et formèrent de fait, comme ils continueront de former, la majorité de ce qu'on nomme le parti mulâtre.

En résumé, aristocratie, tiers-état, sang-mêlés, tous les étages de l'ancienne société coloniale s'étaient successivement écroulés l'un sur l'autre, et le pouvoir métropolitain, à chaque craquement, avait aidé d'un coup d'épaule à la chute. Ce n'avait été que pour tomber à son tour.

À peine nommé général de division, Toussaint n'avait eu rien plus pressé que de se débarrasser de Laveaux et de Sonthonax, en les faisant élire députés. Celui-ci, qui se défiait déjà de son protégé, mettait une hésitation visible à s'éloigner. Toussaint joua au naturel la scène de M. Dimanche, et, tout en accablant Sonthonax de protestations, le poussa doucement par les épaules jusqu'au vaisseau qui devait emporter ce surveillant importun. À l'arrivée de l'envoyé du directoire Hédouville, les projets d'indépendance de Toussaint, encouragés par les Anglais, qui, en évacuant pas à pas le territoire devant l'agent français et Rigaud, affectent de ne capituler qu'avec le chef noir, et qui lui offrent même, par un traité secret, de le reconnaître roi d'Haïti, se dessinent très clairement. Bravant un à un tous les ordres du jour d'Hédouville, il rétablit le culte, rappelle les émigrés, en peuple l'administration et l'état-major coloniaux, renvoie pour cinq ans les nouveaux libres sur leurs anciennes plantations et réduit du tiers au quart la part accordée à ceux-ci dans le produit de leur travail. Il ne trouve pas moins le secret de faire accroire aux noirs qu'Hédouville, qui cependant voulait les protéger contre les complaisances de leur chef pour les planteurs, a mission de rétablir l'esclavage, et l'envoyé du directoire est forcé, par un soulèvement, à quitter l'île après avoir confié les intérêts de la métropole à Rigaud, dont nous avons dit l'insuccès.

 

Général Toussaint Louverture

Ici se produisent sous une autre forme les mêmes récriminations de Toussaint, qui poursuivait l'indépendance d'Haïti, et de Rigaud, qui combattait pour la suzeraineté de la France ; du chef noir qui restaurait de fait tout l'ancien régime sans autre correctif que la substitution du bâton [18], du fusil même, au fouet, et du chef mulâtre défendant les institutions républicaines d'où était sorti l'affranchissement, qui fut le véritable Haïtien ? Qui fut le traître ? ? Guerre de mots encore. Rigaud jouait un jeu loyal et sûr, tandis que Toussaint risquait le tout pour le tout et trichait ; mais l'enjeu était, de part et d'autre, la régénération sociale des noirs. Le chef mulâtre la voyait tout entière dans la liberté civile, et il était logique autant que probe en persistant à confondre les destinées politiques de son pays avec celles de la France, où aucune tendance antiabolitionniste ne s'était encore révélée. Le chef noir la cherchait dans la liberté nationale, et, que son ambition l'abusât ou non, il était, ce point de vue donné, non moins logique en adoptant et en fortifiant tous les intérêts hostiles au pouvoir métropolitain. Si Rigaud eût réussi, l'expédition du général Leclerc n'eût pas été nécessaire, et la violente réaction d'où sortirent successivement le rétablissement de l'esclavage, la séparation définitive de Saint-Domingue, son isolement de tout contact civilisateur, n'eût pas été motivée. En échange de son nom d'Haïti, ce tronçon saignant de la barbarie africaine vivrait aujourd'hui de la vie européenne et française. Mais, parce que Toussaint favorisait l'ancienne aristocratie coloniale, parce qu'il faisait rendre aux terres un tiers de plus qu'avant l'émancipation, faut-il, comme on l'a écrit, conclure qu'il était l'instrument volontaire des planteurs, qu'il leur avait secrètement vendu, en échange de leur complicité, la liberté des noirs ; que, pour consommer, en un mot, l'usurpation qu'il méditait, il s'était arrêté à l'étrange expédient de soulever contre lui les dix-neuf vingtièmes de ses futurs sujets et de les refouler dans les bras de la métropole ? Ce n'est pas discutable. Toussaint n'était ici que doublement habile. Ayant affaire à deux intérêts qui auraient pu se dire également spoliés, à la métropole et aux planteurs, ? ne devait-il pas chercher à en désarmer au moins un ? Or, il jetait de préférence son dévolu sur celui des deux qui pouvait le mieux s'accommoder de ses projets d'indépendance, et dont le contact était le moins menaçant. C'était le cas des planteurs, qui faisaient, on l'a vu, très bon marché de leur nationalité française, et qui, perdus dans l'océan de la population noire, forts de la protection seule de Toussaint, ne pouvaient lui inspirer aucun ombrage. Les anciens colons apportaient d'ailleurs à la nationalité noire rêvée par Toussaint les quatre principaux éléments de toute société constituée civilisation, capitaux, relations commerciales, influence extérieure même par leurs affinités avec la contre-révolution européenne. ? Mais pourquoi le rétablissement de la glèbe ? Parce que le vieux noir avait compris d'instinct ce qu'une terrible et coûteuse expérience seule a appris aux blancs. Le caractère essentiel de l'esclavage étant le travail forcé, la première preuve de liberté que l'ancien esclave soit tenté de se donner à lui-même, c'est la paresse illimitée, et Toussaint prévenait ce dernier excès par l'excès contraire. S'il suspendait la liberté en fait, il la fortifiait en principe, car il détruisait le principal argument des partisans de l'esclavage en prouvant que l'affranchissement pouvait très bien se concilier avec l'intérêt et les droits des propriétaires, de même qu'il popularisait son projet d'indépendance auprès de ceux-ci en prouvant qu'un gouvernement noir pouvait plus faire produire au travail qu'un gouvernement blanc. Toussaint ne trahissait pas davantage la cause de sa race, lorsqu'il introduisait ou laissait introduire dans la constitution qui le nomma gouverneur à vie, avec faculté de désigner son successeur ; un article tendant à faire venir des engagés d'Afrique. Qui ne voit, en effet, que cette traite déguisée eût hâté tout à la fois l'émancipation individuelle des anciens esclaves, en venant combler les vides successifs que leur accession graduelle au rang de cultivateurs libres devait laisser dans la grande culture, et leur émancipation nationale, en renforçant l'élément noir autour du chef noir ? On pourra dire à la rigueur que Toussaint n'était pas capable de combinaisons aussi compliquées et aussi lointaines, qu'il y prêtait la plain en aveugle et par pure docilité pour ses conseillers blancs, qui y trouvaient momentanément leur compte : peu importe ; l'essentiel était de démontrer que la politique dont Toussaint était l'agent intelligent ou passif n'était pas incompatible avec la régénération des noirs.

 

Général André Rigaud

La meilleure preuve que Toussaint ne conspirait pas contre les droits de sa race, c'est qu'il la préparait à l'usage de ces droits, suscitant en elle par la religion ce sentiment de dignité humaine et de responsabilité morale que le régime servile y avait éteint ; réagissant par son rigorisme extérieur [19] contre les habitudes de dissolution que ce régime avait léguées ; rendant l'instruction obligatoire aussi bien que le travail ; s'efforçant en un mot, avec une égale ardeur et un égal succès, à civiliser les hommes et à rendre les femmes plus sauvages. Il avait su notamment inspirer à ces anciennes hordes de Jean-François, qui n'avaient jusque-là appris la liberté que par la dévastation et le pillage, une horreur presque superstitieuse du bien d'autrui. C'est à ce point qu'elles n'osaient prendre même les gratifications que les blancs leur offraient [20]. Cet ordre modèle n'était à la vérité obtenu qu'au prix d'un despotisme effrayant ; mais il faut toujours tenir compte du milieu. Pour les noirs qui se souvenaient de la patrie africaine, comme pour la plupart de ceux qui ne pouvaient interroger que les souvenirs de l'esclavage, l'idée d'autorité ne pouvait guère se séparer de l'idée d'arbitraire et de violence. En les administrant à coups de sabre, à coups de bâton et à coups de pistolet, Toussaint leur parlait à peu près le seul langage officiel qu'ils fussent en mesure d'entendre et le seul qu'en des conditions analogues eût pu entendre un blanc. Après la proclamation de la liberté générale, le commissaire Polverel publia un règlement de travail dont les principales prescriptions ne se glissaient que timidement entre les orties et les ronces des droits de l'homme.

« L'?uvre du premier législateur du travail libre, dit M. Lepelletier Saint-Remy, fut accueillie par les rires et les quolibets de ses nouveaux justiciables : Cominissai Polverel, li bête trop, li pas connaît ayen, disaient-ils en riant des peines que se donnait le commissaire de la république pour les légiférer. » - Voilà l'esclave de la veille et surtout l'Africain de l'avant-veille ; ils ne se seraient pas crus gouvernés, s'ils ne s'étaient sentis opprimés. Ici, comme dans les bandes de Biassou et d'Hyacinthe, l'oppresseur était un chef noir, et c'était assez pour leurs vagues aspirations de liberté. Toussaint fondait en somme la véritable politique noire, la seule qui convint à l'élément in civilisé et brut du nouveau peuple. En effet, nous verrons successivement presque tous les chefs nègres la relever comme d'instinct, et, à chaque brèche que le temps ou de généreuses illusions feront à cette sanglante digue, la sauvagerie déborder de nouveau.

 

Mais les débris tremblants de la population de couleur, que son éducation, ses goûts, son rôle passé, avaient initiée aux m?urs et aux idées françaises, les anciens esclaves de la partie méridionale qu'un contact politique de dix ans avec cette classe avait relativement civilisés, et qui, en restant jusqu'au bout du côté de Rigaud, avaient appris à goûter la douceur et l'équité de l'administration française, les deux fractions du parti jaune en un mot, devaient naturellement trouver intolérable le joug de l'usurpateur noir ; aussi accueillirent-elles l'expédition de 1802 comme une délivrance. De leur côté, les principaux généraux noirs, qui, à force de tout faire ployer sous eux, s'étaient déshabitués de ployer eux-mêmes, abandonnèrent l'un après l'autre Toussaint. Voilà encore l'inévitable dénouement de chaque tyrannie noire.

 

Je ne mentionne que pour mémoire les suites de l'expédition Leclerc le rétablissement aussi déloyal qu'imprudent de l'esclavage rallumant cette insurrection que de solennelles promesses de liberté avaient contribué à éteindre ; les accidents du climat aggravant les fautes de la politique ; la fièvre jaune emportant quatorze généraux, quinze cents officiers, vingt mille soldats, neuf mille matelots ; la famine s'ajoutant à l'épidémie, et l'ouragan noir refoulant jusqu'à l'escadre anglaise les restes mourants de notre armée, non sans d'effroyables luttes où toutes les horreurs humaines, celles de la civilisation et celles de la barbarie, vinrent souiller de mutuels prodiges d'héroïsme. L'indépendance fut proclamée, et le général noir Dessalines devint le chef du nouvel état avec le titre de gouverneur-général à vie, qu'il ne tarda pas à échanger contre celui d'empereur.

 

Les hommes de couleur ne pouvaient plus être soupçonnés désormais de conspirer contre la liberté de la race noire ; ils s'étaient lavés de cette accusation dans le sang français. C'était même un d'eux, Pétion, adjudant-général dans l'armée de Leclerc, et que nous allons voir bientôt apparaître à la tête de sa caste, qui, en apprenant le rétablissement de l'esclavage, avait donné le signal de l'insurrection, entraînant avec lui dans les bois les généraux Clairvaux (mulâtre) et Christophe (noir). Mais l'antagonisme entre l'élément éclairé et l'élément africain allait se réveiller sous une autre forme, et il se trahissait déjà sourdement par l'affectation même que mettait la minorité mulâtre à se dissimuler, à proscrire les distinctions de peau, à se dire nègre [21]. ? Ne rions pas, hélas ! N'avons-nous pas eu aussi nos mulâtres-nègres ? ? C'est à la mort de Dessalines que cet antagonisme éclata.

Dessalines, c'était Toussaint, mais doublé de Biassou et de Jeannot, et Biassou et Jeannot avaient fini par avoir le dessus, de sorte qu'un régiment le tua un beau jour à l'affût et sans cérémonie, comme on tue un loup enragé. De ce que le meurtre fut accompli dans la partie méridionale, où dominait l'influence des hommes de couleur, et de ce qu'il eut pour signal celui du général de couleur Clairvaux, on a conclu que ce n'était là qu'une réaction de mulâtres contre la domination noire. En réalité, les deux castes en étaient. On avait persuadé à Dessalines qu'il ne serait pas le maître tant qu'il ne se serait pas débarrassé de ses anciens égaux, les généraux de la guerre de l'indépendance, et le second personnage noir de l'empire, Christophe, qui était le plus menacé par ce système d'éliminations sommaires, se mit à la tête de la conspiration. Les mulâtres se sentaient si peu préparés au pouvoir, qu'ils furent les premiers à le lui déférer ; leur ambition se bornait pour le moment à conquérir, par l'établissement du régime parlementaire, quelques garanties contre les tendances autocratique du gouvernement noir et la part d'influence que ce régime assure à la classe la plus éclairée ; mais c'est là même que s'opéra la scission.

Christophe, irrité des restrictions que l'assemblée de Port-au-Prince apportait au pouvoir exécutif, lui enjoignit de se dissoudre, et marcha contre elle juste au moment où les constituants lui décernaient la présidence de la république. Cette boutade nègre était surtout à l'adresse des hommes de couleur : la peur contribua pour le moins autant que leurs susceptibilités démocratiques à leur mettre les armes à la main. Pétion alla à la rencontre de Christophe, et, après une courte lutte, les deux influences se classèrent comme au temps de Toussaint et de Rigaud [22]. La partie méridionale, ce qu'on nomme le sud et l'ouest, déféra la présidence au chef de couleur, qui, réélu deux fois de suite et finalement nommé à vie, apporta dans l'exercice du pouvoir une simplicité et un désintéressement que nous n'osons plus dire républicains. Le nord se soumit, de son côté, au chef noir, qui, moins de cinq ans après, le 28 mars 1811, se proclama roi d'Haïti sous le nom de Henri Ier.

Ce n'était plus cette fois un monarque à la façon de l'empereur Dessalines, jetant de temps à autre son manteau impérial aux orties pour se livrer plus à l'aise, au milieu de son camp, aux bruyants caprices de la danse et de l'orgie africaines. Christophe prit tout-à-fait son rôle au sérieux, et il le joua, pendant près de dix ans, avec une aisance, un aplomb, un esprit de suite qui faisaient honneur au génie imitateur de sa race. L'ancien garçon d'auberge se fit faire un sacre magnifique, et s'entoura de princes, de ducs, de marquis, de comtes, de barons, de chevaliers, de pages. Il eut un grand-maréchal du palais, un grand-maître des cérémonies, un grand-veneur, un grand-échanson, un grand-panetier, un chancelier et son chauffe-cire, un roi d'armes, des chambellans et des gouverneurs de châteaux ; il eut un ordre royal et militaire de Saint-Henri, des gardes haïtiennes, des gardes-du-corps et des chevau-légers, sans compter une compagnie de royal-bonbons. Les maisons militaires et civiles de la reine Marie-Louise, du prince royal, de la princesse Améthyste (Madame première) étaient à l'avenant. L'étiquette classique présidait aux grands et petits levers de leurs majestés noires : la poudre et l'épée y étaient de rigueur et le tabouret des duchesses y tenait à distance le pliant des simples comtesses. On a d'ailleurs beaucoup trop ri de cet innocent carnaval nègre. Chez ces pauvres ilotes africains, qui, pour faire acte d'égalité, ne trouvaient rien de mieux que d'emprunter à l'ancienne aristocratie blanche sa poudre et ses dentelles, il y avait peut-être des aspirations plus sincères de progrès social, de plus véritables instincts démocratiques, comme nous dirions aujourd'hui, que chez les avocats ouvriers et les médecins en blouse de nos lendemains de révolution. Il est vrai que tous nos prôneurs d'égalité n'ont pas montré une égale horreur des dentelles et de la poudre. Les splendeurs de Christophe n'avaient qu'un inconvénient : c'était de coûter fort cher à ses deux cent et quelques mille sujets, sans compter les 30 millions de francs, de petites économies qu'il trouva le secret d'accumuler en dix ou douze ans dans sa cassette particulière. Ce n'est pas une des moindres singularités de ce monde noir que la république y soit à meilleur compte que la monarchie.

Voilà donc la politique noire et la politique jaune réellement en présence cette fois. Les planteurs ne sont plus derrière la première, ni la France derrière la seconde. Chacune d'elles est désormais livrée à ses propres instincts, et chacune est dans son milieu de prédilection. Voyons-les à l'?uvre.

Christophe recommença la tyrannie de Toussaint.

Comme saint Louis, le petit monarque noir se plaisait à rendre la justice sous un arbre ; mais il ne rendait que des arrêts de mort. La mort était à peu près l'article unique de son code : la paresse, la désobéissance, le moindre larcin, le moindre symptôme de mécontentement ou de tiédeur monarchique, rien n'y échappait ; mais, sous Christophe pas plus que sous Toussaint, ce régime de terreur ne pouvait convenir à la minorité éclairée, et, comme il la sentait secrètement désireuse de secouer le joug, c'est précisément pour elle que l'ombrageux despote se trouva conduit à l'aggraver, surexcitant ainsi l'hostilité contre laquelle il cherchait à se défendre. Aucune tyrannie n'échappe à cette loi. Dans une expédition contre l'ouest, deux officiers mulâtres passèrent avec leur corps du côté de Pétion, et Christophe fit égorger par représailles, sans distinction d'âge et de sexe, la nombreuse population de couleur qui se trouvait à Saint-Marc, l'une de ses places frontières. Ce qui restait dans le nord d'hommes de couleur et d'adhérents noirs de l'ancien parti jaune ne fut que plus empressé à émigrer vers la république de Port-au-Prince, emportant graduellement le peu de civilisation qui vivifiât le royaume de Christophe.

 

Général Henri Christophe (Henri 1er, roi d'Haïti Nord)

 

Avec le despotisme de Toussaint, que ne mitigeait plus cette fois l'influence européenne des anciens planteurs, Christophe reprit et exagéra même son système de culture, bien qu'il n'eût plus, comme le premier chef noir, des intérêts existants à ménager. Les plantations furent érigées en fiefs héréditaires au profit des principaux officiers, et les noirs y furent attachés dans les mêmes conditions qu'autrefois, à ces différences près que le salaire était substitué à la tutelle permanente qu'implique l'esclavage, et que les nouveaux planteurs, transformés en grands feudataires, s'arrogeaient droit de vie et de mort sur les anciens esclaves, devenus serfs. Aussi la grande culture se réveilla-t-elle plus florissante que jamais. Comme organisation momentanée du travail, cette vigoureuse discipline était, je le répète, pour la masse des noirs, une transition nécessaire, et pouvait même se concilier avec l'idée que la plupart d'entre eux se faisaient encore de la liberté, d'autant plus que, la féodalité de Christophe étant toute militaire, la discipline de l'atelier semblait être la continuation naturelle de celle de la caserne et du champ de bataille ; mais il y avait ici plus que le travail forcé et les engagements temporaires du système de Toussaint : il y avait la mainmorte, qui immobilisait, sous forme de majorats, la presque totalité de la propriété, et la glèbe, qui rendait les cultivateurs partie intégrante de l'immeuble, ce qui enlevait à ceux-ci tout espoir certain de devenir un jour travailleurs libres et propriétaires.

 

Vestiges du Palais de Sans-Soucis construit par Henri Christophe, roi d'Haiti

 

Or, on comprend que les anciens esclaves, après avoir suffisamment goûté l'orgueilleuse satisfaction que pouvait éprouver l'Africain à n'être tyrannisé que par des Africains, auraient fini par devenir assez indifférents à une nationalité qui n'aboutissait qu'à l'aggravation de l'esclavage. Christophe le pressentait lui-même ; pour combattre cette tendance, pour exploiter par la même occasion contre son rival du sud les souvenirs de l'ancienne alliance franco-mulâtre, le tyran noir, que circonvenaient d'ailleurs, comme Toussaint, les agents de l'Angleterre et des États-Unis, s'efforçait de raviver la haine de la France [23], mettant à mort comme espion le premier envoyé français qui s'aventura dans ses domaines, et ne laissant pas même prendre terre à la seconde commission française qui se présenta en 1816. Par l'exagération même de ce système, Christophe allait ici encore contre son but. Il n'aurait pu, en effet, mieux s'y prendre pour provoquer tôt ou tard une invasion de la France, qui, n'ayant plus l'Europe sur les bras et pouvant cette fois choisir son heure, serait immanquablement rentrée en possession de son ancienne colonie.

 

Pétion adopta en tout une politique opposée.

Moitié par goût, moitié par tactique et pour attirer à lui les forces civilisatrices que s'aliénait son rival, le chef du sud mesurait sa tolérance sur le despotisme de celui-ci ; mais, de même qu'après la scission géographique des deux influences, il était resté dans le nord un noyau trop avancé pour la tyrannie noire, il restait dans le sud un noyau trop neuf pour le régime mulâtre, et qui, par une interprétation dont le génie nègre n'a pas le monopole, traduisit immédiatement la liberté républicaine par le droit de danser, de dormir et de manger les bananes du « bon Dieu » en prenant le frais dans les bois.

La banane, c'est le dîner tombé du ciel, et comme qui dirait le droit au travail de ces socialistes de la nature. Ce n'est pas qu'il n'existât de très sages règlements contre la paresse et l'inconstance des cultivateurs : la difficulté était d'appliquer ces règlements. En paraissant adopter, même partiellement, les moyens coercitifs du système de Christophe, Pétion n'aurait-il pas perdu, auprès de ces natures défiantes, tout le bénéfice du contraste qu'il tenait à établir ? Les attractions de caste n'étaient pas d'ailleurs à redouter du côté du nord seulement : au c?ur même de la république, un bandit de l'école de Biassou, le noir Goman, avait fondé un petit état à l'africaine autour duquel tous les éléments réfractaires du nord et du sud s'étaient insensiblement tassés. Pour ne pas fournir de nouvelles recrues à ce qu'on nommait l'insurrection de la Grande-Anse, il fallut donc respecter les vagabondes fantaisies de nos amateurs de bananes.

Le vaudou, sorte de franc-maçonnerie religieuse et dansante, introduit à Saint-Domingue par les nègres Aradas, et fort redouté des planteurs. Le vaudou les groupa en corporations qui se substituèrent peu à peu à la police rurale, ruinant ou enrichissant à leur gré les propriétaires qu'elles disgraciaient ou protégeaient. Pétion avait voulu fonder une petite France, et c'était l'Afrique qui en prenait possession.

 

Général Alexandre Sabès Pétion

Pétion éprouva d'abord moins de mécomptes dans l'établissement de son système foncier. Créer un puissant faisceau d'intérêts démocratiques à l'encontre des intérêts féodaux que représentait et que menaçait d'imposer le gouvernement du nord ; ? neutraliser, en s'attachant l'armée, la défection possible des généraux qui, s'étant constitués fermiers des meilleures plantations, auraient pu être séduits à la longue et par les garanties qu'offrait l'administration de Christophe à la grande culture, et surtout par la perspective de voir transformer leurs baux de ferme en fiefs ; ? donner aux masses noires la preuve palpable que la classe jaune, en les appelant autour d'elle, entendait, non pas les exploiter, comme répétait Christophe après Toussaint, mais bien les associer à son bien-être et à ses droits ; ? intéresser enfin ces masses à l'indépendance du territoire et susciter en elles par l'esprit de propriété le goût du travail dont sa couleur lui interdisait d'imposer trop ouvertement l'obligation : tel est le but multiple que Pétion s'était proposé d'atteindre.

Dans cette pensée, il morcela le domaine national. Une partie fut distribuée, par petits lots proportionnés au grade, aux vétérans d'abord, puis aux différentes catégories de militaires et de fonctionnaires en activité. Le reste fut mis en vente, également par parcelles et à très bas prix, dont Pétion, pour hâter les résultats politiques qu'il poursuivait, provoquait tout le premier l'avilissement. L'appât réussit au-delà de toute prévision. Parmi les cultivateurs laborieux, ce fut à qui profiterait des facilités qui lui étaient offertes pour devenir propriétaire. Ceux dont le pécule n'était pas suffisant prirent à ferme, avec partage égal du produit, les lots des concessionnaires militaires et civils à qui leurs fonctions ou leur inexpérience agricole ne permettaient pas l'exploitation directe, et devinrent à leur tour propriétaires de fait ; mais ici encore le mal se manifeste à côté du bien : la grande culture, qui peut seule fournir avec avantage au commerce extérieur le sucre, le café, l'indigo, le coton, c'est-à-dire les principaux éléments de la richesse coloniale, acheva de perdre à cette transformation le petit nombre de bras assidus qu'elle avait pu retenir. C'était d'autant plus regrettable que Pétion comprenait bien mieux que Christophe les intérêts commerciaux de son pays. Tout en cherchant à montrer à la France que, pour reconquérir Saint-Domingue, elle aurait désormais cent mille propriétaires à exterminer, le chef mulâtre ne se dissimulait pas que la simple possibilité d'une nouvelle expédition Leclerc équivalait pour l'île à un blocus, et que la reconnaissance amiable de la nationalité haïtienne par notre gouvernement pouvait seule relever la valeur du capital territorial, appeler les capitaux étrangers, fomenter la production et donner aux échanges transatlantiques la sécurité de transports et la liberté de débouchés sans lesquelles ils deviennent impossibles ou ruineux.

Au lieu de se retrancher vis-à-vis de nous dans l'isolement farouche et stupide de Christophe, Pétion s'était hâté de poser le principe d'une indemnité pécuniaire qui devint la base des négociations et a fini, comme on sait, par prévaloir.

En somme, chacune des deux politiques avait sacrifié une moitié de sa tâche à l'accomplissement de l'autre moitié. Christophe, tout en comprimant la barbarie, refoulait l'élément civilisateur ; Pétion ouvrait au contraire une large porte à l'élément civilisateur et au progrès social, mais il y laissait passer la barbarie. Le premier avait assis sur son peuple broyé les fondements d'une grande prospérité nationale ; le second faisait bon marché de la richesse nationale pour donner aux masses une liberté et un bien-être immédiats. Tandis que le tyran nègre enfin enlevait à la grande culture, qu'il avait si violemment organisée, les garanties de sécurité sans lesquelles elle tombe, le président mulâtre la désorganisait, tout en travaillant à créer ces garanties. La politique jaune avait cependant sur la politique noire un avantage incontestable : c'est de servir doublement la cause de l'indépendance, que celle-ci compromettait doublement.

En 1818, Pétion, miné par un profond découragement auquel étaient venus se joindre des chagrins domestiques, se laissa mourir, dit-on, de faim.

http://www.lepetitjournal.com/haiti/societe/237291-histoire-la-mort-du-president-petion

Le général Boyer lui succéda et continua son ?uvre. La seconde et la troisième année de son gouvernement furent signalées par deux événements décisifs, la pacification de la Grande-Anse et la soumission du nord.

 

Pétion a été le seul chef d'état au monde à  aider la Révolution Hispano-américaine.

 

À la suite d'une attaque d'apoplexie, Christophe était resté à demi-paralysé, et, en voyant le tigre couché, son tremblant entourage n'avait pas hésité à lui courir sus. Une insurrection militaire éclate à Saint-Marc, puis au Cap. Christophe essaie de rendre une élasticité momentanée à ses membres en se faisant frictionner d'une mixture de rhum et de piment, mais c'est en vain. Rugissant d'impuissance, il se fait porter en litière au milieu de sa garde, la harangue, et lui donne ordre de marcher sur le Cap, dont il lui accorde le pillage. Celle-ci se met en marche avec toutes les démonstrations de l'enthousiasme nègre ; mais, rencontrant en route les insurgés, elle pensa qu'il était beaucoup plus court de revenir piller avec eux la résidence royale. Prévenant ce dernier outrage, Christophe se déchargea un pistolet dans le c?ur. Deux généraux noirs, Richard, duc de Marmelade, et Paul Romain, prince de Limbé, comptaient bien, en conspirant, recueillir l'héritage de Christophe ; mais Boyer, à qui les insurgés de Saint-Marc avaient envoyé, en guise d'invitation, la tête d'un des chefs de Christophe, Boyer n'eut qu'à se présenter pour que tout le nord le reconnût. Pour comble de bonheur, la partie espagnole, où la classe de couleur était proportionnellement aussi nombreuse que la classe noire dans la partie française, fut amenée à imiter le nord, apportant ainsi à la minorité jaune un renfort qui allait compenser et bien au-delà celui qu'avait donné à la majorité noire la chute de Christophe et de Goman. Enfin, en 1825, un traité avec la France consacra définitivement l'indépendance d'Haïti. Une voie entièrement nouvelle s'ouvrait donc devant le gouvernement mulâtre. Les exagérations et les faiblesses où il s'était laissé aller jusque-là, provenant surtout des nécessités que lui avaient créées l'antagonisme incessant de deux gouvernements noirs, l'éventualité d'une invasion française et la trop grande inégalité numérique des deux couleurs, il était naturel de croire que, ces trois causes disparues ou atténuées, la politique jaune ne se manifesterait désormais que par ses bons côtés. C'est malheureusement tout l'opposé qui arriva. Boyer vit se tourner contre lui-même ses propres succès.

Christophe avait outré les rigueurs de l'ancien esclavage et même celles de ses deux devanciers noirs ; aussi la réaction d'indiscipline et de paresse qui suivit sa chute avait-elle été plus violente que jamais, et, comme dans le milieu où pénétrait brusquement ce nouveau flot d'émancipés rien n'était organisé pour le contenir, je laisse à penser quel débordement. Cependant, quand cette première effervescence se fut un peu calmée, que le morcellement du sol, en s'étendant du sud au nord, eut intéressé au maintien du nouveau régime la minorité laborieuse des anciens sujets de Christophe, et que la paix avec la France vint permettre de relever les restes de la grande culture, Boyer pensa qu'il était temps, pour son peuple, de consommer un peu moins de tafia et de produire un peu plus de sucre. Un code rural fut promulgué. Les cultivateurs étaient déclarés exempts du service de l'armée et des milices ; mais quiconque ne justifierait pas de moyens réguliers d'existence était tenu de s'engager comme cultivateur pour trois, six, neuf ans, et par contrat individuel, ce qui coupait court à la tyrannie des corporations dansantes. Malheureusement, comme il est impossible de désigner certaines choses autrement que par leur nom, quelques-unes des prescriptions réglementaires de ce code rappelaient trop littéralement l'ancienne discipline de l'atelier. Les sourdes rancunes qui s'agitaient autour du parti triomphant, et qui s'étaient déjà révélées par quatre ou cinq conspirations successives de généraux noirs, ne manquèrent pas d'exploiter ces analogies : Sonthonax, Toussaint, Christophe avaient donc dit vrai, et la classe de couleur n'avait jusque-là flatté les noirs que pour les désarmer et les opprimer ensuite à l'aise ! Boyer recula devant ce réveil subit de préventions que les mulâtres avaient mis trente ans à dissiper, et on lui a reproché trop durement cet aveu d'impuissance. Par cela seul, en effet, qu'il n'était plus groupé autour de Christophe et du roi bandit de la Grande-Anse, le parti ultra-africain se trouvait maintenant partout, semant jusque dans la portion la plus docile des masses ses vieux ferments d'ignorance et de haine, n'attendant peut-être qu'une provocation pour se relever sur vingt points à la fois, et d'autant plus à redouter que le spectacle de la tyrannie noire n'était plus là pour neutraliser les antipathies de peau. Accepter la lutte, c'eût été joué le tout pour le tout, et Boyer aima mieux laisser cet esprit de défiance et de révolte s'éteindre peu à peu faute d'aliment. Le code rural tomba donc en désuétude ; travailla à peu près qui voulut. La paix même, en rendant inutile une organisation militaire qui seule avait maintenu jusque-là un reste de discipline et d'unité dans le travail agricole, contribua à le désorganiser. Haïti débutait, en un mot, dans la vie des nations par ce double contre-sens d'un gouvernement pour qui la défaite de l'ennemi intérieur devient une nouvelle cause de crainte et de faiblesse, « et d'un peuple qui languit et qui meurt par ce qui est la loi du développement et de la prospérité des nations : la sécurité [24]. »

Dans quelques cantons, cependant, le code rural reçut un commencement d'exécution ; mais comment ? Un journal haïtien de l'époque nous le dira [25] :

« Résistant à s'employer pour autrui moyennant salaire, ils (les cultivateurs) accusent les contrats synallagmatiques de gêner leur libre arbitre, ils devraient dire leur inconstance. Alors, pour s'en affranchir, ils appauvrissent les propriétaires, les dégoûtent, les désespèrent jusqu'à les porter à sacrifier leurs propriétés. Alors, aux termes des contrats, leur gros pécule, amassé patiemment, est là pour être offert aux propriétaires qui se résignent. »

Dans le paysan nègre, il y a largement, comme on voit, l'étoffe d'un paysan européen. Habilement excité et dirigé, cet esprit de cupidité et de ruse pourra devenir plus tard, au pis aller, un puissant levier d'organisation sociale ; mais, en attendant, il avait ici pour mobile la paresse, pour tactique le ralentissement de la production, et pour fin l'accélération du morcellement.

 

Général Jean-Pierre Boyer

Le gouvernement de Boyer, quoi qu'on ait dit, faisait des efforts très réels pour vaincre cette force d'inertie ; mais, avec un peuple dont la moitié vit de bananes, et dont l'autre moitié ne détient le sol que pour ralentir ses forces productrices, un gouvernement en est bientôt réduit aux assignats, et avec des assignats on ne peut ni organiser l'instruction, ni ouvrir des routes, ni instituer de primes d'encouragement, ni créer, à une nation ces besoins artificiels qui sont le principal ressort de l'activité matérielle et morale des sociétés. Une ressource suprême, mais décisive, restait : c'était d'appeler les bras et les capitaux étrangers à l'exploitation des immenses ressources vierges de l'île. La constitution de 1805 et toutes les autres constitutions à la file avaient dit :

« Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire, et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété. »

Après la reconnaissance de l'indépendance haïtienne, le maintien de cet article n'était plus qu'un ridicule et ruineux contre-sens. Malheureusement, dans la position qu'il s'était laissé faire, Boyer était le dernier qui osât déduire cette conséquence logique du traité avec la France. Ce traité, sans lequel Haïti s'appellerait probablement aujourd'hui Saint-Domingue, et qui sera, pour des générations moins prévenues, le grand titre historique de foyer, ce traité avait soulevé de violentes récriminations au sein du parti ultra-noir. Les patriotes de l'école de Toussaint, de Dessalines et de Christophe s'étaient indignés presque aussi haut que les patriotes de certaine école française contre ces « mulâtres » qui se laissaient vendre (à très bon compte d'ailleurs) un territoire que les « noirs » avaient conquis ([26], et, à chacune des rares parcelles d'indemnité que le gouvernement expédiait en écus sonnants à Paris, « peuple noir, » condamné qu'il était lui-même au maigre régime des assignats, sentait naturellement se raviver la blessure.

Ce n'est pas tout : ces efforts constants de Pétion, de Boyer, de tout le parti mulâtre pour lever le seul obstacle qui s'opposât désormais à l'immigration blanche, c'est-à-dire au croisement des deux races et par suite à la multiplication des sang-mêlés, ne trahissaient-ils pas une arrière-pensée de prépondérance numérique et d'oppression ? Déjà, en 1824, Boyer n'avait-il pas fait venir des États-Unis, aux frais du trésor, plusieurs milliers d'immigrants de couleur ? L'essai, par parenthèse, avait complètement avorté : ces immigrants, recrutés sans choix et qui n'avaient ni capitaux, ni professions, ni moralité, avaient à peu près complètement disparu, la plupart emportés par la maladie, les autres mis en fuite par la misère ; mais l'accusation était restée.

Or, il n'y a pas de temps d'arrêt possible dans la politique de faiblesse : ayant cédé sur un point aux préventions du parti ultra-africain, Boyer et sa caste s'étaient d'avance condamnés à céder sur tous les autres, et, de même que nous les avons vus se justifier du reproche de despotisme en s'efforçant de mériter le reproche opposé, ils ne trouvèrent rien de mieux, pour se soustraire au contrecoup des défiances anti-françaises, que d'en prendre eux-mêmes la direction. La haine d'abord affectée et à la fin réelle de la France, les appels quotidiens au sentiment national contre les ténébreuses menées de la France, les tracasseries de toute sorte à l'adresse de quelques négociants français et européens qui n'avaient pas reculé devant l'espèce de mort civile dont la race blanche était et est encore frappée à Haïti, devinrent, dès ce moment, la tactique gouvernementale de Boyer et de presque tous les hommes de couleur. On eut donc encore ici ce triste et singulier spectacle d'un gouvernement réduit à frapper lui-même de stérilité la partie la plus féconde de son ?uvre et de toute une classe se condamnant par peur à écarter la seule solution qui pût la relever de son oppression morale. Comme s'il était dit enfin que pas une des plus habiles combinaisons de Boyer n'échapperait à cet enchaînement de mécomptes, la partie espagnole, dont nous aurons dans la suite longuement à parler, regrettait de plus en plus son accession à la partie française : la majorité mulâtre de l'est, qui devait apporter à la minorité mulâtre de l'ouest un renfort décisif, ne lui avait ainsi apporté qu'une nouvelle cause de faiblesse.

Cependant Boyer avait pour lui un puissant auxiliaire : le temps. Vingt ans de calme avaient tellement adouci les m?urs, que le vol à main armée et le meurtre étaient devenus choses inouïes. Le contact pacifique des deux castes amenait peu à peu leur fusion, et déjà le parti noir proprement dit, l'école de Toussaint, n'était plus qu'une faible minorité qui s'éclaircissait chaque jour, emportant avec elle dans la tombe le germe des sauvages susceptibilités devant lesquelles avait dû s'effacer l'action gouvernementale. Boyer et les hommes intelligents de son entourage, tant jaunes que noirs, entrevoyaient donc le moment où ils pourraient lancer le marteau sur ce bloc de barbarie sans en faire jaillir l'insurrection. Vain espoir encore ! À cette société qui se décomposait en naissant, il manquait un dernier dissolvant, et le tiers-parti parut.

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1. La traite introduisait annuellement à Saint-Domingue de trente à trente-trois mille Africains, et la mortalité moyenne annuelle était évaluée, pour l'ensemble des esclaves, au trentième. En admettant, ce qui est exagéré, que cette mortalité fût double pour les noirs récemment introduits, et en ne calculant, ce qui est au-dessous de la vérité, que sur les introductions de la dernière période décennale, on ne trouverait pas moins de deux cent mille Africains purs sur les quatre cent cinquante mille noirs que la révolution appela à la vie politique et civile.

2. M. Lepelletier Saint-Remy a parfaitement caractérisé toute cette situation. (Saint-Domingue. Étude et solution nouvelle de la question haïtienne. ? Paris, Arthus Bertrand, 1846.)

3. Cette croyance à la migration des corps et des âmes produisait tant de suicides parmi les esclaves de la Côte-d'Or, notamment les Ibos, que les planteurs avaient dû recourir à un étrange expédient. Ils coupaient soit la tête, soit le nez et les oreilles du suicidé, et les clouaient à un poteau. Les autres Ibos, rougissant à l'idée de reparaître au pays sans ces ornements naturels, se résignaient à ne pas se pendre.

4. Sorte de franc-maçonnerie africaine dont Soulouque est l'un des grands dignitaires, et que nous verrons apparaître dans les derniers événements d'Haïti.

5. A l'exemple d'Hyacinthe, « Biassou s'entourait de sorciers, de magiciens, et en formait son conseil. Sa tente était remplie de petits chats de toutes les couleurs, de couleuvres, d'os de mort et de tous les autres objets, symboles des superstitions africaines. Pendant la nuit, de grands feux étaient allumés dans son camp ; des femmes nues exécutaient des danses horribles autour de ces feux en faisant d'effrayantes contorsions et en chantant des mots qui ne sont compris que dans les déserts d'Afrique. Quand l'exaltation était parvenue à son comble, Biassou, suivi de ses sorciers, se présentait à la foule et s'écriait que l'esprit de Dieu l'inspirait. Il annonçait aux Africains que, s'ils succombaient dans les combats, ils iraient revivre dans leurs anciennes tribus en Afrique. Alors des cris affreux se prolongeaient au loin dans les bois ; les chants et le sombre tambour recommençaient, et Biassou, profitant de ces moments d'exaltation, poussait ses bandes contre l'ennemi, qu'il surprenait au fond de la nuit. » (Histoire d'Haïti, par Thomas Madiou fils, Port-au-Prince, 1847.) J'aurai à parler de ce livre quand j'en viendrai à la littérature haïtienne, car il y a une littérature haïtienne, il y en a même trois.

6.  que nous venons de citer reproduit la lettre suivante, par laquelle Jean-François demande à l'un des agens du gouvernement espagnol l'autorisation de faire le commerce des jeunes noirs, ses prisonniers :

A M. Tabert, commandant de sa majesté.

« Supplie très humblement Mr Jean-François, chevalier des ordres royales de Saint-Louis, amiral de toute la partie française de Saint-Domingue conquise (*), que, ayant de très mauvais sujets, et n'ayant pas le c?ur de les détruire, nous avons recours à votre bon coeur pour vous demander de vous les faire passer pour les dépayser. Nous aimons mieux les vendre au profit du roi, et employer les mêmes sommes à faire des emplettes en ce qui concerne pour l'utilité de l'armée campée pour défendre les droits de sa majesté. » Rendons cette justice à l'excellent c?ur de Jean-François, qu'un civilisé n'aurait pas su y mettre plus d'hypocrisie.

(*) Jean-François se donnait plus habituellement les titres de grand-amiral de France et de général en chef. Son lieutenant Biassou prenait celui de vice-roi des pays conquis. Jean-François, Biassou et Jeannot portaient des habits de généraux surchargés de galons, de pierreries, de cordons, de croix, qu'ils avaient pris aux officiers français.

7. En 1790, la date est significative, un colon nommé Bauvois, membre de l'assemblée provinciale du nord, conseiller supérieur au Cap, soutenait encore dans un écrit cette thèse, que non-seulement les nègres, mais même les mulâtres, n'étaient qu'une variété de l'orang-outang, qu'à titre de bêtes ils devaient être dépossédés de leurs propriétés, et que, pour faire cesser le crime de bestialité, il importait de déclarer « infâme et vilain tout blanc qui à l'avenir s'oublierait au point de se mésallier avec des femmes de couleur, et de le contraindre à quitter la colonie dans l'espace d'une année, ou, ce qui serait plus court, plus simple et moins abusif, de défendre de tels mariages sous des peines exemplaires corporelles et les plus sévères contre tous contrevenants. »

8. Leurs chefs écrivaient aux commissaires de la république : « Nous ne pouvons nous conformer à la volonté de la nation, parce que, depuis que le monde règne, nous n'avons exécuté que celle du roi ; nous avens perdu celui de France, mais nous sommes chéris de celui d'Espagne, qui nous témoigne des récompenses et ne cesse de nous secourir. Comme cela, nous ne pouvons vous reconnaître commissaires que lorsque vous aurez trouvé un roi. »

9. C'est ce qui se pratiquait à l'armée d'Hyacinthe.

10. Au fond, il n'y en a pas. Louis XVI était très peu partisan de l'esclavage, et les meneurs de l'insurrection noire du nord avaient même exploité l'opinion reçue à égard. Ils avaient fait circuler dans les ateliers une prétendue ordonnance royale qui accordait aux noirs trois jours de liberté par semaine.

11. M. Madion, Histoire d'Haïti.

12.Sonthonax ne faisait ici que suivre le mouvement d'idées qui emportait déjà métropole. M. Madiou lui-même, qui ne cherche pourtant pas, tant s'en faut, à nous créer des titres à la reconnaissance des noirs, reconnaît qu'il y eut ici préméditation parti-pris. Ajoutons que, si Sonthonax n'avait eu en vue que de donner des auxiliaires à la métropole contre l'invasion combinée des Anglais et des Espagnols, il aurait limité l'affranchissement aux noirs enrôlés sous les drapeaux de la république ; il aurait vendu la liberté, au lieu de la donner sans conditions.

13.« La proclamation de la liberté générale, publiée dans toutes les parties du nord où régnait l'autorité de la république par des officiers municipaux précédés du bonnet rouge porté au bout d'une pique, fit naître dans le peuple émancipé un enthousiasme qui alla jusqu'au délire. Boisrond le jeune, homme de couleur, membre de la commission intermédiaire, chargé par Sonthonax de faire ces publications, voyait accourir au-devant de lui, de bourg en bourg, de ville en ville, les cultivateurs réunis en masse. Ces hommes neufs et impressionnables paraissaient ne pas croire à tant de félicité ; ils créaient des ponts sur son passage avec des madriers qu'ils avaient portés sur leurs têtes de plus de trois lieues, et couvraient la terre de feuilles d'arbres. Le nom de Sonthonax était béni ; ils l'appelaient le Bon Dieu. Du Port-de-Paix au Gros-Morne, Boisrond fut porté en chèse à bras d'hommes par un chemin en ligne droite ouvert en quelques heures à travers les bois. » (Madiou, Ibid.)

On joua le soir même au Cap la Mort de César. En apprenant que l'homme assassiné au dernier acte était un ennemi de la liberté, un blanc pas bon du tout, un planteur d'Europe, le parterre africain éclata en applaudissements furieux et se répandit dans les rues pour célébrer avec des hurlements de joie le châtiment infligé à César.

14. Sans compter la garnison européenne, les blancs étaient, vis-à-vis des affranchis, dans la proportion de dix à sept. Ils concentraient en outre, au début de la lutte, dans leurs mains, presque tous les moyens d'attaque et de défense.

15. Notamment l'affaire des trois cents Suisses, que les ennemis, tant haïtiens qu'étrangers, de ce qu'on a nommé le parti mulâtre exploitent encore aujourd'hui avec acharnement. Il s'agit de deux cent cinquante à trois cents esclaves enrôlés par les affranchis au début de leur seconde prise d'armes. Dans le premier traité de paix survenu entre les affranchis et les blancs, il fut stipulé que ces esclaves, qui auraient pu semer la rébellion dans les ateliers paisibles, seraient transportés, avec trois mois de vivres et des instruments aratoires, au pays des Mosquitos ; mais le capitaine chargé du transport débarqua à la Jamaïque, où il essaya de les vendre. Le gouverneur anglais renvoya ces hôtes dangereux à l'assemblée coloniale de Saint-Domingue, qui les fit jeter dans un ponton, et une nuit la plupart furent égorgés. Parmi ces esclaves, il y avait des hommes de couleur aussi bien que des noirs ; parmi les affranchis qui consentirent à leur déportation, il y avait des noirs aussi bien que des hommes de couleur, et ce furent deux chefs de couleur enfin, Rigaud et Pétion, qui protestèrent le plus vivement contre cette mesure ; mais, de ce que la plupart des affranchis étaient hommes de couleur, on se hâta de conclure que les Suisses étaient victimes de la haineuse ingratitude de la classe de couleur envers la classe noire.

16. Les esclaves n'avaient encore rien à reprocher ici à la classe affranchie. Les nègres créoles se croyaient très supérieurs aux bâtimens, aux baptisés debout, comme ils appelaient les nègres venus d'Afrique.

17. Le sang africain était même sans mélange chez les deux sixièmes des anciens libres. Les mulâtres figuraient dans la population affranchie pour trois sixièmes, et les nuances supérieures pour un sixième seulement. Nous empruntons ces chiffres à Moreau de Saint-Méry.

18. Les droits de l'homme avant tout, et on n'employa, ou du moins il fut sérieusement question de n'employer qu'un bâton tricolore.

19. « Sa vie intime, écrivait Pamphile Lacroix, n'est rien moins qu'édifiante. Nos jeunes généraux, curieux et indiscrets, trouveront dans les coffres du gouverneur noir bien des billets doux, bien des mèches de cheveux de toutes couleurs ; mais son hypocrisie naturelle lui sert à cacher ses fautes : il sait, comme il le dit une fois dans un de ces discours qu'il faisait souvent dans les églises où le peuple était assemblé, il sait que le scandale donné par les hommes publics a des conséquences encore plus funestes que celui donné par un simple citoyen, et extérieurement il reste un modèle de réserve ; il recommande les bonnes m?urs, il les impose, il punit l'adultère, et, à ses soirées, il renvoie les dames et les jeunes filles, sans épargner les blanches, qui se présentent la poitrine découverte, ne concevant pas, dit-il, que des femmes honnêtes pussent ainsi manquer à la décence. »

20. M. Madiou, Histoire d'Haïti.

21. Ces appels craintifs à la conciliation s'étaient traduits en langage officiel. L'art. 14 de la première constitution haïtienne, votée par les généraux des deux couleurs, mais rédigée par les mulâtres, qui étaient seuls lettrés, disait : « Toute acception de couleur parmi les enfants d'une seule et même famille, dont le chef de l'état est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de noirs. »

22. Rigaud apparut lui-même, peu de temps après, dans le sud, et se fit une république dans celle de Pétion. Un commun instinct de conservation empêcha seul les deux chefs de couleur d'en venir aux mains. Rigaud mourut bientôt, et son successeur Borgella se soumit à Pétion.

23. il avait conçu le projet de faire oublier à ses sujets jusqu'à la langue française. L'enseignement qu'il avait organisé était tout anglais.

24. Saint-Domingue, par M. Lepelietier Saint-Remy.

25. Le Temps (7 avril 1842). Ce journal, rédigé par deux hommes qui ont pris une longue part au gouvernement de leur pays, MM. B. et C. Ardouin, contient une série d'études où l'esprit et les conséquences du système agricole de Pétion et de Boyer sont appréciés avec autant d'impartialité que de sens.

26. Soit ; mais si Charles X, au lieu d'envoyer à Haïti des négociateurs, y avait envoyé une armée, l'argument tiré du droit de conquête n'aurait-il pas un peu embarrassé les Haïtiens à leur tour ?

Voir l'article précédent:

http://www.lepetitjournal.com/haiti/societe/256163-histoire-origine-des-partis-haitiens

Extrait de L'Empereur Soulouque et son empire

Gustave d'Alaux

Revue des Deux Mondes T.9, 1851

5 septembre 2016

Lepetitjournal.com/haiti

lepetitjournal.com haiti
Publié le 3 septembre 2016, mis à jour le 7 mars 2024

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