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HISTOIRE - Origine des partis haïtiens

Écrit par Lepetitjournal Haiti
Publié le 1 septembre 2016, mis à jour le 2 septembre 2016

 

L'Empereur Faustin Ier et l'Impératrice Adelina



Le sujet que j'aborde m'attire et m'embarrasse tout à la fois. J'ai à parler d'un pays qui a des journaux et des sorciers, un tiers-parti et des fétiches, et où des adorateurs de couleuvres proclament tour à tour, depuis quarante ans, « en présence de l'Être suprême, » des constitutions démocratiques et des monarques « par la grâce de Dieu. »


Pour neuf peuples européens sur dix, qu'est-ce, après tout, que le progrès ? L'imitation intelligente. Qu'elle ne soit pas toujours intelligente ici, que cette France aux cheveux crépus offre en ses accoutrements d'emprunt plus d'une incohérence burlesque ou sauvage, cela prouve à la rigueur une chose : c'est qu'on ne va pas en un jour de la rivière de Gambie aux bords de la Seine [1].

 Maxime Raybaud,

Consul de France

  

Maxime Raybaud (1816-1885) fue un diplomate francais qui etait tres influent tant en Haïti qu'en République dominicaine. Il écrivit plusieurs articles de jounaux parus  dans la « Revue des Deux Mondes » de París, l'un des journaux les plus importants de son époque, sous le pseudonyme  de Gustave D'Alaux et publia plusieurs livres, parmi lesquels ?L'Empereur Soulouque et son empire?. Certains historiens dominicains l'accusent faussement d'avoir été un agent au service d'Haïti.

 

La plupart des Haïtiens éclairés mettent une sorte de point d'honneur à dissimuler, tant à l'étranger que chez eux, l'antagonisme qui divise la caste des sang-mêlées ou jaune et la caste noire. Je trouve beaucoup plus utile de rectifier le double malentendu d'où cet antagonisme est sorti : on ne détruit pas l'erreur en la niant. Si Haïti semble, à l'heure qu'il est, condamné à devenir la succursale du royaume de Juida, si chacun des deux éléments qui était civilisateur à sa façon s'y est souvent transformé en instrument de barbarie, c'est surtout parce que, de part et d'autre, on ne s'est pas expliqué à temps. Ceci ne sera pas une digression. L'historique sommaire des deux grands partis haïtiens est indispensable pour l'intelligence des intérêts et des passions, des espérances et des terreurs, qui s'agitent autour de cette majesté de chrysocale et d'ébène qui a nom Faustin Ier.

La querelle des deux castes ou du moins des ambitieux et des brouillons qui ont trouvé profit à les personnifier remonte à l'origine même de l'indépendance haïtienne. Chacune revendique pour elle seule l'initiative du travail d'affranchissement, et accuse l'autre d'avoir, dès le principe, pactisé avec l'oppression blanche. Toutes deux ont à la fois tort et raison. La vérité, c'est que l'élément jaune et l'élément noir ont également participé à l'?uvre commune, mais chacun à son heure, pour son propre compte, dans l'ordre et dans les limites que la force des choses lui assignait. Quant à l'initiative, l'honneur n'en revient de fait ni à l'un ni à l'autre. Nous allons voir la secousse révolutionnaire passer en quelque sorte fatalement de haut en bas à travers tous les degrés de l'ancienne société coloniale, et, à chaque temps d'arrêt qui se manifestera dans la transmission de ce mouvement, la métropole intervenir pour l'accélérer.

La véritable initiative révolutionnaire [2] appartient ici aux planteurs. Non moins imprévoyants que l'aristocratie métropolitaine, bien qu'au fond plus logiques, ils avaient chaleureusement accepté et patronné les idées d'où sortit 1789. L'affaiblissement de l'autorité monarchique, c'était, avant tout, pour eux le relâchement d'un système qui les excluait des hautes positions coloniales, et forçait leur orgueil et leurs habitudes de despotisme à s'incliner devant le pouvoir quasi-discrétionnaire des agents de la métropole. L'égalité civique, c'était l'assimilation complète de la colonie à la France, le libre exercice des moyens d'action que leurs immenses richesses semblaient leur assurer. C'est dans ce sens qu'ils interprétèrent la convocation de nos états-généraux.

Sans attendre l'autorisation du gouvernement, les colons se formèrent en assemblées paroissiales et provinciales, et envoyèrent à Paris dix-huit députés, qui furent admis les uns en titre, les autres comme suppléants. Surexcitées par ce premier succès, ces prétentions à l'égalité politique et administrative se transforment bientôt, dans l'aristocratie coloniale, en pensée ouverte d'indépendance. Les assemblées provinciales délèguent la direction des affaires intérieures de la colonie à une sorte de convention qui se réunit à Saint-Marc, et celle-ci, où dominait l'influence des planteurs, déclare se constituer en vertu des pouvoirs de ses commettants, contrairement à l'avis de la minorité, qui proposait de dire : « En vertu des décrets de la métropole. »

 

Les petits blancs

 

Mais à côté de l'aristocratie coloniale se trouvaient les blancs des classes inférieure et moyenne, qui, en adhérant avec ardeur aux doctrines révolutionnaires qu'elle avait fomentées, comptaient bien en déduire toutes les conséquences logiques. Blessées de la morgue des planteurs, ces deux classes saluaient surtout dans les idées nouvelles l'avènement de l'égalité civile et sociale. Entre l'oligarchie féodale que ceux-ci entrevoyaient dans leurs rêves d'indépendance et le partage des conquêtes déjà réalisées par le libéralisme métropolitain, elles ne devaient pas hésiter, et prirent fait et cause pour la mère-patrie. L'assemblée provinciale du nord, presque entièrement composée de gens de robe que la convention de Saint-Marc avait fini de s'aliéner par certains règlements tendant à réduire leurs honoraires, donna le signal officiel de cette réaction. Les planteurs changent momentanément de tactique. Ils affectent de renoncer à leurs projets d'indépendance, s'arment contre l'autorité métropolitaine des idées démagogiques, et parviennent ainsi à se faire dans la lie de la population blanche un parti nombreux ; mais le gouverneur Peinier, appuyé par la partie saine du tiers-état colonial, dissipe l'assemblée insurrectionnelle de Saint-Marc.

C'est ici qu'un troisième élément apparaît sur la scène et va prendre vis-à-vis de l'ensemble de la population blanche le rôle qu'avait eu le tiers-état colonial vis-à-vis des planteurs. Tandis que les colons discutaient sur la liberté et l'égalité, les affranchis n'avaient pas bouché leurs oreilles. Plus que d'autres, ils avaient droit de voir dans la révolution un bienfait ; car, par cela même que leur couleur les deux tiers étaient de sang mêlé), leur éducation, leur qualité de libres et de propriétaires, les faisaient toucher immédiatement à la caste blanche, c'était surtout pour eux que l'ombrageuse susceptibilité du préjugé colonial se plaisait à rendre la démarcation blessante et dure. Le décret du 8 mars 1790 leur conféra, en effet, des droits politiques ; mais ce décret souleva dans tous les rangs de la population blanche une réprobation telle que le gouverneur lui-même concourut à en empêcher l'exécution. En vain les affranchis prirent-ils les armes en faveur de la métropole dans la lutte soutenue par le gouverneur contre l'aristocratie coloniale. Celui-ci, après la victoire, ne leur en sut pas le moindre gré, et poussa le dédain jusqu'à leur refuser l'autorisation de porter le pompon blanc, qui servait à distinguer le parti royaliste. Les mulâtres abandonnèrent ce parti, et un nouveau décret, par lequel l'assemblée constituante rétractait le décret du 8 mars, compléta la rupture. Je ne cite que pour mémoire le soulèvement avorté des mulâtres Ogé, Chavannes et Rigaud. Troisième décret qui restitue leurs droits politiques aux affranchis : nouvelle résistance des blancs.

      

Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes

Le parti démagogique s'insurge contre l'autorité ; le parti aristocratique ou des indépendants offre la colonie à l'Angleterre ; le parti royaliste, tout aussi hostile que les deux autres aux mulâtres, ne trouve rien de mieux, pour tenir en respect les planteurs, que de soulever sous main les noirs, et les mulâtres, qui avaient fait de leur côté une nouvelle prise d'armes pour soutenir leurs droits contre la caste blanche, recueillent tout le bénéfice de cette intervention des noirs, parmi lesquels ils font même de nombreuses recrues. Je n'ai pas à raconter ce sanglant imbroglio où les trois factions blanches, ? car, aux colonies comme en France, le parti royaliste lui-même était déjà condamné au rôle de faction, ? se virent successivement réduites à traiter d'égal à égal avec les affranchis. Un fait y domine tous les autres : sentant que leur unique point d'appui était dans la métropole, les nouveaux citoyens eurent l'habileté ou la bonne foi, ce qui est souvent tout un, de rester fidèles à celle-ci. Il arriva ainsi un moment où ils devinrent, pour les commissaires chargés de pacifier l'île, ce qu'avait été le tiers-état blanc pour le gouverneur Peinier : les seuls auxiliaires coloniaux de l'influence française, de sorte que le triomphe final de l'autorité métropolitaine eut pour résultat nécessaire la prépondérance des hommes de couleur.

On reproche durement à la classe de couleur de n'avoir rien stipulé, même au fort de ses succès, en faveur des esclaves, et d'avoir mis, qui plus est, une sorte d'affectation injurieuse à séparer, dès le début, ses intérêts de ceux de la population noire. En effet ; le sang-mêlé Julien Raymond, appelant la générosité de l'assemblée constituante sur les hommes de couleur, faisait un mérite à ceux-ci de composer la maréchaussée des colonies, et de donner en cette qualité la chasse aux nègres marrons. Il représentait les hommes de couleur comme le véritable rempart de la société coloniale, et protestait avec force qu'ils n'avaient aucun intérêt à soulever les esclaves, vu qu'ils en possédaient eux-mêmes. Ogé, les armes à la main, tenait à peu près le même langage, et repoussa obstinément la proposition que lui faisait son compagnon Chavannes de soulever les ateliers. ? Voilà en gros toute l'accusation : que prouverait-elle au besoin ? Que Raymond, Ogé et tous les chefs mulâtres étaient de très habiles abolitionistes.

 

Les mulâtres pouvaient-ils raisonnablement commencer par proclamer leur solidarité avec la caste noire ? Mais c'est cette solidarité même que dénonçaient et qu'exploitaient les adversaires de leur réhabilitation civique. Ceux-ci objectaient avec raison que le préjugé de la peau était la plus puissante sauvegarde de la société et de la propriété coloniale, et que, cette digue une fois rompue au profit des affranchis, il n'y avait pas de raison pour que le flot noir ne débordât pas par la même issue. La tactique de la défense indiquait celle de l'attaque. Plus les mulâtres affectaient de s'isoler des esclaves, mieux ils servaient la cause commune. En procédant autrement, la classe de couleur aurait nécessairement échoué, et les nègres n'y auraient gagné qu'une chose : c'est de rester séparés de la liberté par deux degrés au lieu d'un. Je veux bien admettre à la rigueur que les affranchis n'avaient pas ici une conscience bien nette de leur rôle de précurseurs, et qu'ils travaillaient surtout pour leur propre compte : qu'importe ? C'est là, après tout, l'histoire de toutes les races et de toutes les classes : chacune relaie à son tour le char, fournit sa traite, et finalement c'est la société entière qui a marché. L'essentiel est de savoir si, une fois devenus citoyens, les anciens libres ont franchement renoncé à cet isolement de commande, et, sauf quelques exceptions qui auront du reste leur pendant dans les rangs de la population noire, nous allons les voir prendre en main la cause de celle-ci, alors même qu'ils sembleront la combattre. Ne l'oublions pas d'ailleurs : dans la mémorable séance où la convention devait acclamer l'abolition de l'esclavage, ce fut un député de couleur qui demanda la liberté des noirs comme une conséquence naturelle de l'égalité civique accordée à sa caste, et ce député qui venait ainsi retourner au profit des esclaves l'argument si violemment reproché à Julien Raymond, c'était encore Julien Raymond.

Mais d'abord les noirs voulaient-ils la liberté ? en comprenaient-ils même bien distinctement l'idée ? Voilà ce qu'à leur tour on leur dénie, et, au premier aspect, cette accusation semble beaucoup plus soutenable que celles dont nous venons de disculper la classe jaune. Dans leurs luttes contre celle-ci, les confédérés blancs armèrent une portion de leurs esclaves, et les compagnies africaines, comme on les appelait, torturaient et massacraient avec fureur ces mêmes mulâtres qui cependant venaient frayer la voie à la race noire. Le parti mulâtre, qui avait, de son côté, armé les siens, donna la liberté aux principaux ; mais les nouveaux libres ne crurent pas pouvoir mieux témoigner leur reconnaissance qu'en faisant rentrer leurs compagnons dans l'esclavage, ce qui ne donna pas lieu à la moindre protestation.

À l'affaire de la Croix-des-Bouquets, où quinze mille noirs, véritablement insurgés cette fois, car ils avaient été surtout recrutés dans les ateliers des blancs, viennent donner la victoire à la classe de couleur, est-ce encore d'émancipation qu'il s'agit ? Est-ce le mot magique de liberté qui précipite ces Congos désarmés et demi-nus sous les pieds des chevaux auxquels ils se cramponnent, à la pointe des baïonnettes qu'ils mordent, à la gueule des canons chargés où ils plongent leurs bras jusqu'à toucher le boulet, en s'écriant dans un accès d'hilarité folle, bientôt interrompue par l'explosion qui les rejette en lambeaux : Mo li tenir (je le tiens) ? Non, c'est une queue de taureau, une queue enchantée, il est vrai, et que leur chef Hyacinthe, qui connaît son monde, a brandie dans les rangs pour détourner les balles et changer les boulets en poussière. Je laisse à penser le carnage qui se faisait de ces malheureux ; mais les sorciers qui formaient l'état-major d'Hyacinthe annonçaient aussitôt à grands cris que les morts ressuscitaient en Afrique, et une nouvelle jonchée humaine allait joyeusement s'ajouter à ce lit de cadavres [3]. Ces crédules héros, ? qui pourrait le nier ? ? étaient, au fond, bien moins des vengeurs de leur race que les dévots de quelque sombre rite africain apporté en droite ligne du cap Lopez ou du cap Nègre, et comme la tradition s'en perpétue encore, de case en case, dans les mystérieux conciliabules du Vaudou [4]. La fête terminée, les survivants retournaient paisiblement, à la voix d'Hyacinthe et sans demander leur compte, à leur labeur d'esclaves.

Sur ces entrefaites, il est vrai, l'élément nègre pur, l'insurrection de la province du nord, que le parti royaliste s'effrayait déjà d'avoir déchaînée, refusait de se dissoudre ; mais ce qui retenait ces bandes sous l'autorité de Jean-François, de Biassou et de Jeannot, c'était bien moins la soif de liberté que la crainte des châtiments qu'elles avaient encourus par leurs brigandages et le prestige qu'exerçait encore ici le lugubre et grotesque attirail de la sorcellerie africaine [5]. Les deux premiers le savaient si bien, qu'ils offraient de faire rentrer leurs innombrables hordes dans l'esclavage moyennant six cents affranchissements. Ils visaient surtout si peu à exercer un apostolat de race, qu'ils vendaient sans façon aux Espagnols [6] les nègres non insurgés, ? hommes, femmes et enfants, ? qui tombaient en leur pouvoir. Ils n'agissaient guère plus libéralement avec leurs propres soldats, soumis à une discipline bien autrement dure que celle de l'esclavage, et sur lesquels ils s'arrogeaient droit de vie et de mort. Ce n'est pas tout : pendant que la fraction dirigeante des anciens libres, ? je suis loin de dire tous les anciens libres, ? s'efforçait de paraître digne de la réhabilitation sociale pour laquelle elle combattait, et mettait une sorte de point d'honneur à donner des leçons de modération à ces mêmes blancs qui refusaient aux mulâtres jusqu'à la qualité d'homme [7], les chefs noirs semblaient avoir pris au contraire à c?ur de mettre en relief la tache originelle de brutalité et de sauvagerie reprochée à leur caste. Jean-François, le plus éclairé, le plus humain et le plus hypocrite de la bande, Jean-François, qui est mort officier-général au service d'Espagne, s'était formé un sérail de ses prisonnières blanches, et livrait à ses officiers et à ses soldats celles dont il était las. Jeannot violait les jeunes filles blanches en présence de leur famille et les égorgeait ensuite. Son étendard était le cadavre d'un petit blanc porté au bout d'une pique. Sa tente était entourée d'une haie de lances dont chacun portait une tête de blanc, et tous les arbres de son camp pourvus de crocs où pendaient par le menton d'autres blancs. Il sciait aussi ses prisonniers entre deux planches, ou amputait les pieds de ceux qu'il trouvait trop grands, ou faisait étirer de six pouces ceux qu'il trouvait trop petits. Puis Jeannot disait avec bonhomie : « J'ai soif ; » il coupait une nouvelle tête, en exprimait le sang dans un vase, ajoutait du tafia et buvait. Je ne parle que pour mémoire de Biassou, qui se contentait de brûler ses prisonniers à petit feu et de leur arracher les yeux avec des tire-balles.

 

Nous avons droit d'être blasés sur certaines antiphrases libérales et humanitaires de l'époque dont il s'agit ; mais, franchement, ces vendeurs de chair noire et ces dépeceurs de chair blanche, ces étranges régénérateurs, moitié satyres, moitié loups, semblaient se soucier fort peu, ? aussi peu que la foule stupide tour à tour déchaînée ou terrifiée à leur voix, ? de fournir des arguments à la société abolitioniste de Paris. De quel côté s'étaient d'ailleurs rangés Jean-François et Biassou ? Du côté des émigrés et de l'Espagne, du côté de l'ancien régime et de l'esclavage contre la révolution qui préparait visiblement l'abolition de l'esclavage, et qui, en la proclamant, ne put détacher de l'ennemi ni ces deux chefs ni le noyau de leur armée. Ainsi, voilà les noirs jugés. Les uns n'étaient que des brutes inertes, qui se battaient stupidement, sans s'enquérir de liberté, pour le premier parti qui les armait ; les autres, que des brutes perverties qui se battaient sciemment contre la liberté, de volontaires séides de leur propre dégradation, ? des nègres légitimistes, pour tout dire [8] ! Le mot peut paraître dur, mais on l'a très gravement imprimé.

Regardons pourtant au fond des choses et voyons si, sous toute cette stupidité de courage, sous toute cette indifférence automatique, cette sauvagerie, ces abominations, voire sous ce légitimisme nègre, ? il n'y avait pas des instincts très réels de réhabilitation sociale et de liberté.

Et d'abord, pour des gens qu'on bat en général, quel est le côté saillant et enviable de la liberté ? Avant tout, le droit de battre et de n'être pas battus. Les noirs qui combattaient de si bonne volonté pour les planteurs faisaient donc de la liberté à leur façon. En devenant soldats, ils se voyaient monter d'un cran dans la hiérarchie humaine ; ils se trouvaient assimilés aux affranchis, qui étaient seuls admis jusque-là dans les compagnies coloniales. Pour des noirs transportés d'Afrique en particulier, et qui n'avaient jamais lu le Contrat social, que pouvait être encore la liberté ? L'état qui avait précédé l'esclavage, le droit de vivre comme en Afrique, de se faire tuer pour des queues de vaches, des coqs blancs et des chats noirs, et de porter à bras des chefs empanachés de plumes et qui ont droit de vie et de mort [9].

Chez ces pauvres esclaves qui semblaient ne vouloir changer que de chaînes, il y avait non-seulement un réveil de liberté individuelle, mais, qui plus est, un réveil confus de nationalité. Pour les chefs noirs, enfin le nec plus ultra de la liberté et de la dignité humaine, c'était évidemment de faire ce que faisaient les chefs blancs, c'est-à-dire d'avoir des habits galonnés, de posséder des nègres et de dormir avec des blanches, et voilà pourquoi Jean-François, Biassou et Jeannot vendaient des nègres, violaient des blanches et portaient tant de galons. C'était toujours la déclaration des droits de l'homme, mais traduite en mandingue et quelque peu empreinte, à l'occasion, de l'inculte férocité des traducteurs. En fait de cruauté, d'ailleurs, les blancs, dans leurs terribles représailles contre l'insurrection noire, avaient fourni plus d'une fois à celle-ci l'excuse de l'esprit d'imitation.

Les insurgés du nord étaient encore, à leur point de vue, très logiques lorsqu'ils se disaient gens du roi et s'unissaient aux contre-révolutionnaires. Les deux grandes fractions du parti révolutionnaire de Saint-Domingue étaient, nous l'avons vu, également hostiles à l'abolition de l'esclavage, et quoi d'étonnant que, se voyant les mêmes ennemis que le roi, les noirs identifiassent leurs intérêts avec les siens ? La confusion, s'il y a réellement ici confusion [10], était d'autant plus excusable que l'autorité du roi et de ses agents ne se révélait guère aux esclaves que par son côté protecteur, comme médiatrice entre eux et la sévérité ou la cupidité des maîtres. La justice royale étant, ainsi que l'égalité chrétienne, leur seul point de contact avec le droit commun, pouvaient-ils ne pas en vouloir à une révolution qui venait « d'assassiner, selon leur expression, le roi de France, Jésus-Christ e la vierge Marie ? » On savait d'ailleurs de bonne source, au fond de mornes qui recélaient cette Afrique errante, que le roi de Congo lui même armait contre les républicains ; Toussaint Louverture, tout le premier, y crut très long-temps. Le chef noir Macaya, qui, dépêché à Jean-François et à Biassou pour les convertir au républicanisme était revenu converti par eux, traduisait donc, encore à sa façon la déclaration des droits de l'homme, lorsqu'il expliquait ainsi sa défection au commissaire Polverel : « Je suis le sujet de trois rois, du roi de Congo, maître de tous les noirs, du roi de France, qui représente mon père, du roi d'Espagne, qui représente ma mère : ces trois rois sont les descendants de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l'Homme-Dieu [11] » ce qui n'était pas trop mal pour un Congo. En somme, il n'y avait ici qu'un malentendu, et lorsque le commissaire Sonthonax, cédant, quoi qu'on l'ait dit, bien moins à l'entraînement de la peur qu'à celui d'une conviction systématique, abolit de sa propre autorité l'esclavage [12], les transports de reconnaissance de joie [13] qui accueillirent sa proclamation, l'explosion de colère que provoqua le commissaire Polverel en essayant d'apporter quelques restrictions, d'ailleurs fort sages, à l'affranchissement, prouvèrent que la masse de la population noire comprenait tout le prix de la liberté. La plupart des bandes de Jean-François elles-mêmes, éclairées par Toussaint sur leurs véritables intérêts, suivirent, quelques mois après, la défection de celui-ci, et devinrent d'enthousiastes auxiliaires de la république.

Les deux classes opprimées restaient finalement maîtresses du terrain, et chacune d'elles avait apporté un concours décisif à la victoire commune. Les jaunes, en ouvrant la brèche du préjugé de couleur, avaient frayé la voie aux noirs, et c'est grâce à leurs auxiliaires noirs que les jaunes à leur tour n'avaient pas échoué dans leur seconde levée de boucliers contre les blancs [14]. Il n'était pas jusqu'au souvenir de leur antagonisme partiel qui ne fût devenu, pour les anciens et les nouveaux libres, un motif de reconnaissance mutuelle et d'union, car chaque caste avait servi les intérêts de l'autre en la combattant. Sans l'appui donné par les nègres du nord aux factions blanches, les agents de la métropole n'auraient pas été amenés, pour tenir tête à ce surcroît de danger, à s'appuyer de leur côté sur les anciens libres, à les grandir, à personnifier tour à tour en eux l'influence française et le triomphe de cette influence. Sans l'appui donné par les anciens libres à la métropole contre l'insurrection noire et ses instigateurs blancs, Saint-Domingue serait devenu la proie des indépendants qui appelaient l'Anglais et des contre-révolutionnaires qui appelaient l'Espagnol, c'est-à-dire de deux partis et de deux pays également hostiles à l'émancipation. Supprimez le double rôle des noirs, et de deux choses l'une, ou les jaunes sont exterminés, ou ils restent, même après leur réhabilitation légale, à l'état de caste dédaignée ; supprimez le double rôle des jaunes, et de deux choses l'une encore, l'esclavage est ou maintenu ou rétabli. Voilà sur quoi il importait de s'entendre de part et d'autre ; on n'en eut pas le temps. Il était dit que la gradation se poursuivrait jusqu'au bout, et que deux classes ne pourraient tenir ensemble sur ce sol si ébranlé sans qu'il s'effondrât sous l'une d'elles. C'est au moment même où leur passé, leur avenir, semblaient se confondre dans un intérêt commun que la lutte éclata, cette fois générale, inexorable et mortelle, entre les jaunes et les noirs.

 

Pétion et Dessalines

Deux faits s'étaient produits après l'émancipation. Quelques anciens libres, qui étaient eux-mêmes propriétaires d'esclaves, s'étaient jetés par cupidité et par vengeance dans les bras de l'Anglais. Un peu plus tard, quelques officiers noirs, jusque-là au service de la république, mais jaloux de la préférence que les mulâtres, par la supériorité de leur instruction et par l'ancienneté de leurs services, avaient obtenue dans la répartition des grades, imitèrent la trahison de ces anciens libres. Ce n'étaient là, pour l'une et l'autre caste, que de honteuses exceptions dont la responsabilité était d'ailleurs réciproque ; mais la moins éclairée des deux devait être la plus soupçonneuse, c'est dans l'ordre, et les noirs, dont les planteurs excitaient par rancune les défiances, ne virent dans cette double trahison que celle des hommes de couleur. On répéta aux nouveaux libres que ceux-ci étaient des partisans de l'esclavage, qu'ils n'avaient jamais voulu de droits politiques et civils que pour eux seuls et pour agrandir encore la distance qui les séparait des noirs. Les faits isolés qui semblaient corroborer cette accusation furent habilement exhumés [15]. Les nouveaux libres devaient y prêter d'autant plus volontiers l'oreille que, dans l'ancienne société coloniale, le dédain des blancs pour la classe affranchie s'était souvent reproduit de cette classe aux esclaves, et quoi d'étonnant ? Ayant toutes les charges du préjugé de couleur [16], les affranchis auraient-ils pu résister à la tentation d'en recueillir le bénéfice ? Ce n'est qu'en s'éloignant des noirs qu'ils se rapprochaient de la race privilégiée. Inutile de dire que les rôles étaient complètement changés, et que du jour où les affranchis étaient devenus citoyens, c'est-à-dire politiquement et civilement égaux à cette race, le préjugé de couleur ne pouvait plus leur apparaître que par son côté blessant. Ils avaient tous les premiers intérêts à faire oublier la seule cause d'infériorité sociale qui pesât désormais sur eux, à effacer jusqu'au germe de distinctions qu'ils n'auraient pu maintenir en bas sans les autoriser en haut, à réhabiliter, en un mot, ce sang africain qui, après tout, coulait dans leurs veines [17]. Les hommes de couleur l'avaient si bien compris, qu'à Paris et à Saint-Domingue, c'était d'eux qu'avaient émané les premières demandes d'affranchissement général ; mais des masses à demi sauvages ne pouvaient voir ni si loin, ni si juste, et de nouveaux incidents achevèrent de leur donner le change.

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1. Dans sa Géographie de l'île d'Haïti, publiée en 1832, M. B. Ardouin paraissait pencher pour le chiffre de 700,000 âmes, sur lequel il assignait 125,000 âmes à la partie espagnole, ce qui en laissait 575,000 pour la partie française ; mais l'auteur signalait en même temps la tendance des campagnes à refluer vers les villes, où les conditions hygiéniques sont bien inférieures. Or, ce n'est pas trop que d'évaluer 75,000 âmes le déficit qui a dû résulter tant de ce surcroît de causes de mortalité que des troubles civils de 1842 et 43, de huit années de guerre avec les Dominicains, enfin des éclaircies faites par l'émigration et le bourreau depuis le 16 avril 1848. Tout relevé exact ou même approximatif de la population est d'ailleurs impossible. Les noirs des campagnes, qui attachent une haute importance à faire baptiser leurs enfants, enterrent en revanche la plupart de leurs morts d'après le rite idolâtre, de sorte que l'état civil, qui est dans les mains du clergé, n'enregistre avec quelque précision que le chiffre des naissances, ce qui rend impossible toute évaluation comparative. Le chiffre des naissances pris isolément serait une base de calcul tout aussi incertaine, car il est notoire que la mortalité des enfants est beaucoup plus grande en Haïti que partout ailleurs.

2. Sur 2,015 naissances relevées par le Moniteur haïtien, du 10 août 1850 dans quelques localités prises au hasard, il n'y en avait que 84 d'enfants légitimes, un peu moins de quatre pour cent..

3. A la fin de décembre 1847, les Dominicains ayant fait une pointe sur le territoire haïtien, Soulouque envoya, contre eux trois régiments qui, au moment de se mettre en marche, ne présentaient ensemble qu'un effectif de 700 hommes, bien que chaque régiments se compose d'environ 600 hommes. Dès les premières étapes, les cinq sixièmes des soldats manquaient à l'appel ; l'un des régiments se trouvait même réduit à quinze et quarante-trois officiers.

4. La pratique apporte encore, il faut le dire, un palliatif à cet état de choses. Les patrouilles détachées pour traquer les déserteurs à domicile feignent souvent de ne pas les découvrir, à charge de revanche.

5. Bien que Soulouque soit en instance à Rome pour obtenir l'érection d'un siège archiépiscopal, le vaudou, qu'il ne pratiquait pas dans le principe trop ouvertement, tend de plus en plus à devenir la religion officielle. Si, en voyage, par exemple, sa majesté noire entend résonner dans le lointain le tambour d'un papa, elle s'arrête instantanément et semble absorbée, durant quelques secondes, dans une sorte de contemplation intérieure ; puis, suivie de quelques fidèles, qui sont d'ordinaire Bellegarde, Souffran et Alerte, elle s'enfonce un moment dans les bois pour opérer à l'écart quelque mystérieux complément des cérémonies requises en pareil cas par la couleuvre. Après ces à parte africains, Faustin Ier, reprenant la conversation sur son sujet favori, c'est-à-dire sur les négociations avec le Saint-Siège, demande de nouveaux détails sur les lois organiques dont il ne saisit pas bien l'esprit, et sur le concordat, qu'il prend pour un homme.

6. La petite coterie de Similien, le parti des zinglins, comme on la nomme à Port-au-Prince (quelque chose comme le parti des rasoirs), vient de redonner signe de vie. Dernièrement, le poste tout entier de la douane pénétra la nuit, par effraction, dans le comptoir d'un négociant étranger, et y vola une somme considérable. Les perquisitions ordonnées à cette occasion ont amené la découverte d'un manifeste révolutionnaire ainsi que d'une liste de gouvernement provisoire où figure la fine fleur des coupe-jarrets qui tonnaient en 1847 et 48 la petite cour de Similien. Parmi les conjurés se trouvait le propre frère du ministre de la justice, Francisque, lequel vient d'être destitué par un décret impérial où Soulouque ne lui donne pas son titre de duc, et l'appelle simplement le citoyen Francisque, ce qui équivaut à une double dégradation. Ces sortes de conspirations n'ont du reste aucune portée sérieuse, et ne sauraient infirmer en rien ce que nous disons des garanties de stabilité qui entourent sa majesté noire. La classe moyenne se rangerait avec effroi du côté de Soulouque, si elle voyait les zinglins de l'autre côté ; et quant à la populace, outre que ses sympathies vaudou la rattacheraient toujours au monarque vaudou, elle éprouve pour ces sanguinaires bandits une répugnance manifeste. Les nègres employés comme domestiques dans les familles de couleur de Port-au-Prince, et qui, avant les massacres de 1848, narguaient ou menaçaient leurs maîtres, étaient stupéfaits de douleur en voyant la meurtrière interprétation que les zinglins donnaient aux susceptibilités noires. ? Nous ne savions pas qu'on tuerait les mulâtres ! s'écriaient-ils. J'ai dit que, par un raffinement de cruauté, beaucoup des malheureux exécutés à cette époque n'étaient pas tués au premier feu ; mais souvent aussi cette prolongation de supplice avait une autre cause : de grosses larmes empêchaient les soldats noirs de viser juste.

7. C'est par erreur que nous avons dit que Riché était griffe, comme il le prétendait d'ailleurs lui-même. Riché était un noir de la nuance relativement claire, des Ibos. Soulouque, à ce qu'on nous a assuré, appartient à la race mandingue, qui constitue avec la race sénégalaise, l'élite de l'espèce noire. Quant au type dominant dans la province du sud, ce foyer du communisme nègre, il appartient à je ne sais plus quelle tribu d'Afrique qui approvisionnait à peu prés exclusivement le marché d'esclaves de cette partie de Saint-Domingue ; et qui se distingue par sa férocité et sa laideur.

8. Par une de ces exceptions de courtoisie que Soulouque aime à faire en faveur des représentants de la France, notre consul-général partageait ces honneurs aussi flatteurs que gênants, et aujourd'hui encore, malgré ses fréquents démêlés avec les amis de sa majesté impériale, M. Raybaud est de toutes les fêtes du palais, baptêmes, fiançailles, mariages, anniversaires, sauf toutefois la fête de Dessalines, qui, à la fin de 1848, a pris rang parmi les solennité nationales. On la célèbre le 2 janvier. La première fois, M. Raybaud avait reçu une lettre d'invitation il la renvoya net au ministre, M. Salomon, avec quelques lignes fort dures, ce que l'on comprendra du reste, si l'on se souvient que Dessalines, ayant chaleureusement adjuré nos colons de revenir à Saint-Domingue, fit égorger, trois mois après, ceux qui avaient répondu à cet appel. M. Salomon, furieux, alla se plaindre au président et lui soumettre un projet de réponse fort vif, que celui-ci mit froidement dans sa poche en disant : « Vous, pas raisonnable ; consul li tini raison. » Bien que cette glorification du plus grand monstre qui ait souillé l'espèce humaine coïncide avec la réaction africaine, elle ne s'y attache pas. La première idée en vient des mulâtres, qui, pour avoir le droit de dire de Toussaint et de Christophe tout le mal qu'ils en pensaient, et surtout dans l'intérêt de leur tactique de gallophobie, avaient jugé habile de faire cette avance au parti ultra-noir. Les deux castes se sont d'autant plus facilement entendues pour réhabiliter Dessalines, qu'elles s'étaient entendues pour l'assassiner.

9. Voici une autre nuance de cette interprétation nègre du droit de domination. Après les scènes d'avril, les amis de Similien entraient quelquefois par dés?uvrement dans les otiques et disaient à la marchande du ton le plus naturel du monde : « Vous me plaisez, et quand nous aurons tué votre mari, vous serez ma femme. » Ces hommes simples se croyaient ici autant dans leur droit que croirait l'être chez nous un électeur de la minorité en disant à ses adversaires : « Je vous attends en 1852 ! 

10.Edit du 2 avril 1811.

11. J'ai dit à tort, sur la foi des journaux, que Soulouque s'était fait couronner le jour de Noël. La salle du trône n'était pas encore achevée à cette époque ; Soulouque s'est borné à distribuer le jour de Noël quinze cents croix à ses officiers.

12. La toilette est bien certainement une des plus grandes préoccupations de Soulouque. On l'a vu parfois se montrer le même jour dans la ville sous trois ou quatre costumes différents, tous plus éblouissants les uns que les autres. Il a fait venir, par exemple en 1847, de Paris un certain habit vert qui ne coûtait pas moins de 30,000 francs, juste le budget actuel de l'instruction publique, et deux fois ce budget sous Boyer. Faustin Ier raffole encore d'un certain costume écarlate et or commandé pour Riché, et dont la coupe et la couleur n'ont jamais été adoptées que par les présidents haïtiens et les marchands de vulnéraire suisse. La première fois que Riché endossa ce costume, un flatteur, s'écria : « J'en ai vu un pareil au duc de Nemours. » Riché, resté nègre dans l'âme malgré ses énergiques et intelligents instincts de civilisation, devint là-dessus fort pensif et finit par, dire en se grattant l'oreille : Mais duc de Nemours, li pas premier chef ! (mais le duc de Nemours n'est pas le chef de l'état !) Cette découverte le dégoûta immédiatement du costume en question, qu'il se hâta d'aller quitter pour ne plus le reprendre. Soulouque l'a fait élargir des pieds à la tête, pour son usage, y compris les bottes, des bottes piquées en fil d'or. Il est juste d'ajouter que Soulouque, surtout à cheval, a fort bonne mine sous tout ce luxe fabuleux, qui fait certainement de lui l'empereur le plus cossu de notre époque.

13. En sa double qualité de majesté très chrétienne et de grand dignitaire vaudou, Soulouque pratique, quant aux funérailles, les deux rites à la fois. Il y a quelque temps, on célébra au Petit-Goave, lieu de sa naissance, un service funèbre pour sa mère. Le jour fut consacré aux cérémonies de l'église ; mais, à la nuit close, Faustin Ier se rendit mystérieusement avec quelques fidèles au cimetière, et le sang d'une brebis immolée de sa main arrosa la tombe de la vieille esclave qui avait donné à Haïti un empereur. Selon l'usage nègre, la fête dura une semaine, et Faustin Ier fit tuer cent b?ufs pour les quinze ou vingt mille invités vaudou accourus de tous les points du pays.

14. Les réclamations de différentes natures nous sont adressées au sujet de quelques incidents du massacre de 1848. ? L'une de ces réclamations a trait au consul anglais, M. Ussher. M. Ussher, nous dit-on en substance, pouvait être à bon droit impressionné par les scènes sanglantes du 16 avril, car, s'étant rendu au palais au premier signal d'alarme, il avait vu tomber plusieurs généraux de couleur à ses côtés, et n'avait dû lui-même la vie, ainsi que les représentants de la Suède et de Hambourg, qu'à l'intervention du président, qui les fit escorter par ses aides-de-camp jusqu'à ce qu'ils fussent en sûreté. Si M. Ussher s'est retranché plus tard dans une sorte d'abstention, c'est qu'une fois certain de la sollicitude de Soulouque pour faire respecter le domicile des étrangers, il a sa tâche de consul remplie. S'il a demandé une garde, c'est qu'au milieu du relâchement momentané de toute discipline, il pouvait craindre que l'appât de mulâtres à égorger et de marchandises à piller n'attirât la populace sur son hôtel. Si des exécutions ont en lieu enfin dans le voisinage du pavillon britannique, le choix d'un pareil lieu (nous n'avons pas dit le contraire) n'avait rien que de fortuit, et M. Ussher s'en plaignait d'ailleurs très vivement.

On nous signale en second lien ce fait, que les embarcations de la Danaïde n'attendirent pas, dans la soirée du 16 avril, la déroute des hommes de couleur pour les recueillir. Elles ont commencé ce sauvetage avant le combat et l'ont continué, l'embarcation du commandant Jannin en tête, sous le feu combiné de l'infanterie et de l'artillerie. L'abnégation de nos braves marins était d'autant plus méritoire, qu'ils étaient en forces suffisantes pour faire cesser immédiatement le feu, si un respect scrupuleux du droit des gens ne les avait retenus.

On nous écrit en troisième lieu que le président ferma sciemment les yeux sur l'évasion de quelques-unes des douze personnes qu'il avait exceptées de l'amnistie d'avril 1848. Cela prouverait une fois de plus que le président valait mieux que son entourage.

On nous reproche enfin de n'avoir insisté que sur le côté sauvage ou baroque de la situation haïtienne, et d'avoir gardé le silence sur les quelques individualités éclairées et recommandables que l'émigration a laissées dans l'empire de Soulouque. Nous répondrons à cela que nous ne pourrions dire du bien des personnes dont il s'agit sans les désigner aux susceptibilités des piquets, dont nous avons dit tant de mal. Or, ce serait donner une marque fort désagréable de sympathie aux gens que de les faire fusiller.

15. Il a même à cela beaucoup plus de mérite que Riché, qui n'était pas obsédé comme lui par la minorité ultra noire, et qui était encouragé dans ses tendances civilisatrices, d'un côté par quelques hommes de la jeune génération mulâtre, beaucoup plus intelligente sous ce rapport que sa devancière, d'un autre côté par quelques noirs éclairés, entre autres son ministre, M. Larochel. Le contraire arrive autour de Soulouque. Si quelques hommes déplorent secrètement que leur pays ne soit pas ouvert à la civilisation blanche, ils se taisent ou même affectent de s'associer aux clameurs du parti ultra-noir, afin de ne pas attirer sur eux les soupçons de ce terrible parti. Soulouque a en outre à lutter dans son propre conseil contre les obsessions anti-françaises du ministre des finances, M. Salomon, noir très instruit et très habile, dont la gallophobie était secondée par la prétentieuse bêtise du dernier ministre de la justice, M. Francisque.

16. La convention du 15 mai 1847, relative à l'indemnité de Saint-Domingue, stipule, en faveur des anciens colons, la perception de la moitié des droits d'importation et de tonnage dans les ports de la république d'Haïti, à partir du 1er janvier 1849. Quand la moitié desdits droits excède l'annuité à payer, le surplus doit être affecté au paiement des intérêts et de l'amortissement de l'emprunt. Si, au contraire, la moitié se trouve insuffisante, la différence vient accroître l'annuité suivante pour être payée par les premiers excédants qui suivront, jusqu'à libération complète. Cette convention, qu'on nous passe le mot, est doublement absurde. Elle oblige, en premier lieu, nos consuls à inventorier les tiroirs de la douane haïtienne, et, ce rôle d'huissier est toujours fâcheux pour un étranger. Elle ouvre, en second lieu, la porte à la mauvaise foi, car il ne dépend que de l'administration d'annihiler pour nous le bénéfice de cette convention, soit en dissimulant une partie des recettes d'importation, soit en opérant, par le déplacement des conditions économiques du pays, une réduction systématique de ces recettes. C'est ce dernier procédé qu'emploie le plus volontiers le ministre des finances ; M. Salomon. Dès la première année de la mise en vigueur de la convention, M. Salomon trouva le secret de réduire la part de nos indemnitaires à 1 million, alors que le minimum de l'annuité devrait être de 1, 700,000 francs. Lorsque M. Levasseur posa les bases de la combinaison dont il s'agit, il était sous l'impression de la loyauté bien connue du gouvernement de Riché ; mais cette illusion n'est plus permise en face d'un gouvernement à l'envoyé duquel (M. Delva) un de nos derniers ministres des affaires étrangères a pu dire, et sans crainte d'être démenti : « Vous êtes, monsieur, le représentant d'un gouvernement sans foi. »

 

17. Sauf quand l'affranchi mettait les armes à la main contre un blanc, ce qui le rendait passible des peines réservées à l'esclave. « Il n'était justifiable que dans un seul cas, celui où le blanc aurait le premier tiré l'épée du fourreau. Alors, par un généreux retour aux m?urs chevaleresques de l'Espagne, le législateur voulait que toute démarcation disparût, et rien n'était fait à l'affranchi, quelles que fussent les suites du combat. » (Saint-Domingue par M. R. Lepelletier de Saint-Remy ; Paris, Arthus Bertrand, 1846.)

 

Extrait de L'Empereur Soulouque et son empire

Gustave d'Alaux

Revue des Deux Mondes T.9, 1851

2 septembre 2016

Lepetitjournal.com/haiti

 

Voir aussi : http://www.lepetitjournal.com/haiti/societe/255006-histoire-quand-tout-espoir-part-en-fumee

 

http://www.lepetitjournal.com/haiti/societe/237291-histoire-la-mort-du-president-petion

 

lepetitjournal.com haiti
Publié le 1 septembre 2016, mis à jour le 2 septembre 2016

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