Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 1

MUSIQUE – La scène et productions musicales contemporaines birmanes

Musique 1Musique 1
Écrit par Justine Hugues
Publié le 23 février 2017, mis à jour le 14 janvier 2018

"Sans la musique, la vie serait une erreur" écrivait Nietzshe en 1888. En 2017 à Yangon, c'est plus que jamais d'actualité. Votre chauffeur de taxi et votre collègue qui fredonnent sans cesse, un groupe de jeunes qui grattent la guitare sur l'une des berges aménagées du lac Inya, un concert de hip hop improvisé sous le pont de Hledan, la musique est partout. Pourtant, nous, expatriés, passons trop souvent à côté des tubes et vedettes locaux. Paresseux, désintéressés, frustrés de ne pas comprendre les paroles des chansons, nous avons tous nos raisons. Puisqu'il est temps de mettre un terme à cette ignorance, on vous offre un aperçu non exhaustif de la scène et production musicales contemporaines birmanes, grâce à deux de nos compatriotes qui y consacrent tout ou partie de leurs journées. 

De la K-pop commerciale au crust punk souterrain, les styles qui cartonnent


Angèle de Lorme est consultante dans le département de musique de FG Entertainment, filiale de Forever Group, leader birman de la production télé, cinéma et radio. Cette française ayant baigné dans le milieu de la télé depuis sa plus tendre enfance aide à la production de clips d'artistes birmans et d'émissions de télévision dédiées à la musique, ainsi qu'au développement d'un label pour aider à la production de tous ces jeunes talents qui se bousculent au portillon. Si vous voulez parler de musique plus "underground" - et que vous êtes assez patient pour qu'elle vous trouve un créneau dans son emploi du temps surchargé- alors c'est Elodie Sobczak qu'il vous faut rencontrer. Multi casquettes, Elodie travaille au service communication et design de l'IFB, tout en menant de front une myriade d'autres projets, avec le Rough Cut pour la programmation d'évènements ou avec ses amis musiciens pour l'organisation de concerts et festivals. 

Toutes deux encensent à l'unisson la diversité de la scène musicale contemporaine. Aux premiers rangs des styles plébiscités depuis des décennies : le rock et le hip-hop. Aux côtés des rockeurs légendaires de Iron Cross et  Emperor, on trouve d'autres groupes, plus jeunes, mais tout aussi influents, tels que Big Bag, Wai La, Idiots, Side Effect, General Tiger Gun, et on doit en être à la sixième génération de rappeurs, depuis que le groupe pionnier ACID enflammait les clubs de Yangon à la fin des années 1990.  Un milieu qui n'est pas si masculin qu'on voudrait le penser, preuve en est la popularité de la diva rockeuse Phyu Phyu Kyaw Thein, ou encore des rappeuses de YAK (Yangon Always Kingdom) adulées par les jeunes générations birmanes.  Les stars de K-pop (pop coréenne qui cartonne partout en Asie), aux coupes et couleurs de cheveux improbables, font également fureur, tout autant que les joueurs locaux de Punk ou de Métal. 

Si cette diversité s'observe ailleurs, les collaborations quasi systématiques entre musiciens ainsi que le mélange des genres et générations est plus caractéristique de la scène musicale birmane.  Selon Angèle, "en moyenne, les artistes les plus connus sortent un album par an, au moment de Thingyan, et il y a toujours des collaborations". Ils passeront alors l'année suivante à tourner des clips et se produire en concert. Une autre particularité, selon notre interlocutrice, réside dans le rôle du clip en Birmanie. "Alors qu'en Europe tu vas tout miser sur un ou deux très beaux clips pour essayer de faire le buzz et avoir un impact sur l'album, ici, la version clip va être produite pour l'intégralité des chansons de l'album et c'est un moyen de remercier tes fans".

Quant on sait la popularité du karaoké ici, on imagine sans peine pourquoi l'industrie du clip est en plein essor. Pour aider à faire connaitre les exclus de cette scène commerciale, les initiatives se développent. Turning tables, association danoise, sillonne par exemple le pays chaque année, à la recherche de jeunes artistes qui ont du mal à faire entendre leur voix, les aidant à se professionnaliser et se produire. Le projet appelé "voice of the youth" gagne du terrain chaque année et de nombreux concerts, soirées, inaugurations, font régulièrement monter sur scène ses lauréats. Jam it ! est un projet lancé en 2012 par le guitariste et le chanteur de No U Turn, groupe punk rock phare de la scène underground, lesquels, selon Elodie, "en avaient marre de la galère des groupes indépendants pour trouver des endroits pour jouer. Ils ont commencé au lac Kandawgy en prenant leurs guitares et invitant leurs potes. Ils étaient vingt". Leur dernier concert emblématique, sur la Wardan Jetty dans le cadre du Festival Mingalabar en Décembre dernier, a rassemblé plusieurs milliers de personnes.

Aujourd'hui, selon Elodie, "ça commence à changer, beaucoup de petits groupes underground ont de plus en plus de visibilité, de nombreux documentaires sont faits",  notamment sur la scène punk, parmi laquelle Kultureshock et Rebel Riot. "Ce qui est incroyable, c'est qu'a un concert de Jam it ! tu verras dans le public aussi bien des punks que des jeunes de la classe moyenne ou parfois même des familles avec des bébés.  Ce sont des gens qui sont à la recherche d'autres choses que ce qu'ils entendent à la radio. En France, il y a toute une scène indépendante qui a quand même une chance, alors qu'ici, il n'y a pas d'entre deux"

Une majorité d'autodidactes experts de la débrouille et de l'autoproduction


Selon Angèle de Lorme, "ici, les artistes font tous de A à Z et ne sont absolument pas soutenus. Il n'y a pas comme ailleurs de maison de disques, de producteur, donc quand tu veux contacter un artiste, il faut le contacter personnellement, et c'est très compliqué car ils sont déjà tellement occupés à écrire et produire leur musique". De cette absence de structure de management des artistes est née l'idée, chez FG Entertainment, de créer un label qui soit à même de les représenter et les faire tourner dans le pays. Pour l'heure, la plupart des Etats et Régions périphériques birmans restent en effet les parents pauvres de la diffusion musicale, les concerts étant essentiellement organisés à Yangon et Mandalay, généralement sponsorisés par des marques. A l'aube de l'éclosion d'un marché de production musicale, les artistes continuent donc de financer eux même leurs albums et se font connaitre par les concerts ou leur page Facebook. Ce qui explique que les rappeuses de YAK aient sorti leur premier album l'an dernier, quand bien même elles jouent depuis dix ans. 

Autoproduits, les musiciens birmans sont aussi, pour la plupart, autodidactes, car les structures d'enseignement se comptent sur les doigts d'une main. Selon Angèle, "les plus vieilles générations de bons musiciens sont d'autant plus impressionnantes qu'elles n'avaient pas accès à Internet ni à aucun tutoriel sur YouTube; elles sont nées avec une envie et une motivation de fou et ont appris à jouer et à composer toutes seules. Et puis entre générations, il y a une entraide énorme".  Une motivation, un acharnement et une solidarité sans faille qu'a pu constater Elodie à l'IFB ou lors des concerts de Jam It ! "Ils doivent souvent être inventifs. Quand une salle ferme la veille d'un concert prévu de longue date, ils improvisent et déplacent alors le show dans un bowling de Yangon, une première !"

Or, là aussi, comme dans beaucoup d'autres secteurs, la production musicale est en train de se transformer. Les studios d'enregistrement poussent comme des champignons à Yangon et de plus en plus de boites devraient suivre le même chemin de labellisation que FG Entertainment, au fur et à mesure que le vide juridique sur la protection des artistes et les droits d'auteurs se comblera.

De même, des projets d'écoles de musique voient le jour.  Gitameit Music Center (du birman et du pali "guita" qui veut dire musique et "meit" amitié) est une association de Yangon qui se consacre à l'enseignement de la musique et offre des possibilités d'échanges entre musiciens. Enfin, bien que l'on ne puisse pas encore parler de politique publique d'aide à la création et diffusion musicales, les autorités locales sont désormais plus enclines à soutenir les initiatives qu'on leur présente.  

Musique engagée et censure : la liberté d'expression est-elle aujourd'hui entière?


Pour Angèle, qui considère que la musique est souvent utilisée "comme un vecteur pour faire passer des messages intelligents", la censure est aujourd'hui bien moins stricte qu'il y a quelques années, quand une longue liste de mots - dont ceux ayant trait au sexe, drogue, alcool, suicide, haine - étaient proscrits. Bien que son équipe doive obtenir l'aval d'une chambre de censure avant la diffusion d'un nouveau clip, elle reconnaît que les limites de ce qui est accepté sont toujours plus repoussées. Le temps où Phuy Phuy Kyaw Thein et sa chanson "War" étaient interdites semble révolu. "La censure visuelle est moindre, il y a aujourd'hui beaucoup plus de choses qu'on ose et qui passent. Ironiquement, c'est sur les tenues qu'on peut encore avoir des réflexions, plus que sur ce qui est dit sur un plateau. Il ne faut pas qu'une fille ait un décolleté trop plongeant ou qu'on voit trop son ventre".

Or, une partie des lois qui pénalisaient les morceaux et attitudes subversifs étant encore en place, le fait de voir moins de musiciens arrêtés ou concerts interdits ne rend pas pour autant la liberté d'expression totale. Les artistes ont encore recours à des voies détournées ; les odes à la force et au courage des birmans remplacent les critiques ouvertes. C'est ainsi qu'à l'heure ou le groupe ACID osait accuser directement les autorités de leur "fermer les oreilles, les yeux, la bouche" ou de "renier leurs droits", d'autres utilisaient des métaphores pour faire passer des messages tout aussi forts. La langue birmane est, par chance, suffisamment riche pour permettre à la fois poésie et revendications. Et l'esprit des chanteuses de YAK de ne "jamais se rendre" pour que soit "balayée la notion de sexe faible", que les femmes ne servent plus de "tapisserie" ni que leur "talent ne soit réprimé"

Vers une musique birmane qui s'exporte ?


À quelques exceptions près, telles que Side Effect ou Rebel Riot qui ont été invités à participer à des festivals renommés en Europe ou aux Etats-Unis, comme South by South West Festival (SXSW), la musique birmane reste très peu connue hors de ses frontières. Ceci s'explique en partie par le manque de structures de représentation des artistes qui, on l'a vu plus haut, freine la diffusion de leurs ?uvres, mais aussi par une volonté affichée de rester accessible et de toucher en priorité leurs concitoyens. Selon Angèle de Lorme, "il faut savoir s'ouvrir à la musique birmane, comme tout nouveau courant de musique. Au-delà de la différence de langage, il faut se créer une oreille, au début on n'est pas forcément sensible"

Alors en attendant que Lepetitjournal.com Birmanie ne parte à la rencontre de quelques uns des artistes phares du moment, on vous invite dès à présent à travailler votre oreille et aiguiser votre curiosité en furetant sur YouTube. The Change de Side Effect, ThaGyarLone de No U Turn ou encore Myanmar Women de YAK pour la dose d'énergie positive nécessaire à affronter vos lundis matin. Way Thwar Lal de Big Bag et  Nga Ae Pyit Nat Ngar de Idiots pour pleurer sur vos amours perdues en regardant tomber la pluie.

Retrouvez le blog de Justine: http://justine.hugues.fr/
Vendredi 24 Février 2017 (www.lepetitjournal.com/Birmanie) Justine Hugues

 

Justine Hugues
Publié le 23 février 2017, mis à jour le 14 janvier 2018

Flash infos